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lui fait plus aucune place dans son Éthique. Il y a là une lacune considérable. Si encore l’absolu n’était pour M. Spencer qu’une idée négative, tout au plus une idée limitative et problématique, comme l’absolu de Kant, on paraîtrait excusable de négliger cette idée, quoique après tout il ne faille rien négliger ; mais non, l’absolu est pour M. Spencer une idée positive qui répond à la plus positive réalité. Bien plus, à ses yeux, tout le reste est symbole ; l’absolu seul est l’être même. Comment alors régler sa vie sans y faire entrer un tel élément en ligne de compte, ne fût-ce que pour limiter et restreindre les mobiles sensibles ?

M. Spencer veut ici nous réduire à la pure affirmation du mystère : il se contente d’élever dans sa pensée un autel unique au dieu inconnu, θεῷ ἀγνώστῳ ; après quoi il ne s’en préoccupe plus dans ses actions. Mais la pensée humaine ne s’arrête pas ainsi à moitié chemin. Une fois en possession d’une idée « positive, » elle se demande s’il est vraiment impossible de se représenter, au moins par approximation et par hypothèse, le contenu de cette idée. Si, selon M. Spencer, nous avons une bonne raison d’affirmer que l’absolu est, n’avons-nous aucune raison de conjecturer qu’il est telle chose et non telle autre ? À quoi bon cette idée indestructible au fond de la conscience, qui nous excite perpétuellement à chercher des symboles de plus en plus exacts de la réalité dernière ? Elle est pour nous une tentation éternelle ; elle ressemble à l’abîme infini du ciel ouvert au-dessus de nos êtes et qui semble nous poser sans cesse un problème. Nous pouvons résoudre, nous avons presque résolu le problème du ciel visible ; sommes-nous condamnés à voir sans cesse ouvert au-dessus de notre pensée le ciel intelligible sans même en pouvoir rien deviner ? Admettons-le ; l’inconnaissable, c’est-à-dire le fond absolu de l’être, ne fût-il ainsi qu’une simple idée, nous soutiendrons toujours que, comme toute autre idée, celle-là est capable, en une certaine mesure, de devenir à elle-même son motif et son propre moyen de réalisation progressive : il faut donc l’introduire dans la morale parmi les mobiles et en étudier l’action sur la volonté.

Quand nous agissons sous l’empire de cette idée, qu’est-ce, en définitive, que notre acte, sinon un postulat pratique, par lequel nous représentons soit l’amour d’autrui, soit l’amour de moi, comme ce qu’il y a de plus conforme au fond absolu de l’être, la bonne volonté comme une illusion ou comme l’essence vraie de toute volonté ?


II.

Du sujet moral passons à l’objet de la moralité, qui est le bien. Les conceptions dites purement scientifiques, sur lesquelles une