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en fait au devoir, aurait eu sa source unique dans des principes moraux et dans la considération du seul devoir. » Même quand il s’agit de nous, nous avons beau interroger notre conscience, nous ne sommes jamais sûrs d’être parfaitement désintéressés. Je ne puis savoir de science certaine si je vous aime uniquement pour vous, si j’aime le bien uniquement pour le bien même. « À la vérité, dit Kant, il arrive quelquefois que, malgré le plus scrupuleux examen de conscience, nous ne découvrons pas quel autre motif que le principe moral aurait pu être assez puissant pour nous porter à telle ou telle bonne action et à un si grand sacrifice ; mais nous ne pouvons en conclure avec certitude qu’en réalité quelque secret mouvement de l’amour de soi n’a pas été, sous la fausse apparence de cette idée, la véritable cause déterminante de notre volonté. » Pour le savoir avec certitude, en effet, il faudrait connaître tous les motifs et tous les mobiles de notre action, toutes les causes qui ont influé sur notre volonté, tempérament, milieu, éducation, habitudes, etc., et il faudrait montrer que toutes ces causes ne suffisent pas à expliquer le fait sans l’intervention d’un acte personnel et libre de désintéressement. « Or il est toujours possible, dit encore Kant, que la crainte du déshonneur, peut-être aussi une vague appréhension d’autres dangers, exerce une influence secrète sur la volonté. Comment donc prouver par l’expérience l’absence réelle d’une certaine cause, puisque l’expérience ne nous apprend rien de plus, sinon que nous ne la percevons pas ? » C’est précisément ce qui fait qu’il est si chimérique de vouloir prouver la liberté morale par l’expérience, comme le tentent l’école écossaise et l’école éclectique. La vraie liberté consiste à pouvoir s’affranchir des mobiles ou intérêts sensibles, conséquemment à pouvoir se désintéresser en faveur d’un motif universel ; pour mieux dire, la liberté est le pouvoir d’aimer les autres pour eux-mêmes sans être invinciblement rivé à son moi ; et ce pouvoir dépasse l’expérience. Aimer ou ne pas aimer, that is the question.

D’autre part, si on ne peut prouver par l’expérience le désintéressement de la volonté et sa liberté morale, peut-on prouver d’une manière absolue par la même voie son égoïsme radical ? — Non. Selon les écoles utilitaires et exclusivement naturalistes, notre prétendu désintéressement n’est toujours en lui-même que de l’intérêt épuré ; mais, hypothèse pour hypothèse, je puis prétendre au contraire que l’égoïsme le plus grossier contient encore de la moralité, de la bonne volonté à l’état brut. Le diamant n’est-il que du charbon lumineux ou est-ce le charbon qui est un diamant éteint ? La physique pourrait répondre peut-être, mais la question morale dépasse ici l’expérience et est toute métaphysique. Par cela même qu’en définitive les actions