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et à laquelle il faisait l’effet d’un être préhistorique. Il ne faut point perdre de vue ces circonstances pour juger avec équité une expatriation si lestement résolue et exécutée en trois mois.


III.

Comment la tête bouillonnante pour laquelle s’inquiétait Mme de Condorcet est-elle devenue le fonctionnaire précautionneux et prudent que nous avons connu? En premier lieu, il faut accuser les années, car l’âge est quelquefois un grand coupable. Nous avons tous connu des vieillards chez qui le temps avait imprimé aux traits une majesté particulière et dont on pouvait dire hardiment qu’ils étaient plus beaux à soixante-quinze ans qu’ils n’avaient dû l’être à vingt-cinq; mais d’autres fois le temps est comme un peintre qui s’appliquerait à déformer ses propres œuvres. Sans doute, le germe des défauts est en nous; mais l’âge prend plaisir à les développer. Ce qui, dans la jeunesse, n’est qu’un fugitif pli du visage, s’accuse, se creuse et se fixe à la longue.

Mais il y a encore d’autres raisons. Hase était arrivé en France au plus beau moment, à l’instant précis où la grandeur de la nation était à son apogée. Si jamais le long espoir et les vastes pensées furent permis, c’était à l’heure où il venait demander à prendre place parmi nous. La paix d’Amiens, la plus belle que la France ait signée, venait d’être conclue : la réconciliation avec l’Angleterre, avec l’Autriche, avec le monde entier, paraissait chose faite. C’est le moment où Fox arrivait à Paris, où les étrangers de toutes les nations affluaient pour voir la ville qui, depuis douze ans, remplissait l’univers de terreur et d’admiration. Tous les esprits étaient ouverts à la joie, à l’attente d’un magnifique et bienfaisant avenir. Mais ce ne fut qu’un moment : les déceptions allaient venir coup sur coup. Hase, en sa qualité d’étranger, devenu Français par son libre choix, les ressent plus vivement qu’un autre. Nous allons en trouver dans sa correspondance l’expression douloureuse, quelquefois poignante. A partir du mois d’avril 1802, le ton change subitement.

Il était ce que nous appellerions aujourd’hui un libre penseur. Parmi ses connaissances nouvelles, dit-il quelque part, le savant qu’il aime le mieux, c’est Barbie du Bocage, parce qu’il croit presque encore moins de choses que lui. Eh bien ! le philosophe est venu pour assister au concordat et au rétablissement du culte catholique. — « Voici que nous avons le concordat avec le pape. Le travail de dix années sanglantes est anéanti. Les amateurs de la contemplation de l’infini, à Iéna, doivent se réjouir. Et quelle est ma disposition d’esprit? Celle d’un damné qui a goûté toutes