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longtemps prise en son for intérieur. Il écrit à la date du 6 décembre : « Une résolution que je n’osais te communiquer autrefois qu’à mots couverts est aujourd’hui arrivée à maturité : vous ne me verrez probablement plus jamais en Allemagne. C’est désormais un devoir pour moi de consacrer toutes mes forces à un peuple qui m’a reçu avec une bonté qui dépasse toutes mes espérances... Si les Thessaliens veulent de moi, bien! j’irai, quitte à me faire étrangler peut-être par un pacha. Mais s’il faut renoncer à cette croisade, et cela se décidera d’ici à un an, je ne veux pas perdre de temps pour me fixer. » Puis il ajoute une autre confidence : « Le plus court chemin pour devenir citoyen français, c’est, comme tout le monde sait, le mariage avec une Française. » Il ne mit pas à exécution ce dernier projet.

L’idée de renoncer définitivement à sa nationalité pour se faire Français ne paraît pas lui avoir coûté le moins du monde. Ceci demande un mot d’explication. La nationalité française répondait à son tour d’esprit en même temps qu’elle flattait son amour-propre. Mais on aurait le droit d’être surpris de la facilité avec laquelle il dit adieu à sa propre nation si l’on ne se rapportait à la date dont il s’agit. Renonçait-il vraiment à une patrie? On sait que la patrie allemande a été le rêve des poètes, des philosophes, des juristes, des historiens, avant de passer dans le domaine des faits et de la politique : or, à l’époque où nous sommes, en 1801, ce grand travail n’était pas commencé; ceux qui devaient en être les auteurs s’ignoraient encore eux-mêmes. Jacob Grimm faisait ses études, en attendant qu’il devînt bibliothécaire du roi de Westphalie; Savigny n’avait encore rien écrit; les frères Schlegel partageaient leur temps entre Paris et Iéna, et se faisaient gloire de manier la langue française comme leur langue propre. Nous venons de nommer les promoteurs de l’école historique et patriotique. Quant à la littérature classique, elle n’avait elle-même pas achevé son développement : les dernières œuvres de Schiller, Jeanne d’Arc, la Fiancée de Messine, Guillaume Tell, n’avaient point paru. Pendant que Hase s’établit à Paris, son ami Erdmann lui envoie la Jeanne d’Arc qui vient d’être publiée et qui, pour le dire en passant, à cause d’une faute dans la suscription, lui coûte 83 francs de port. Le premier consul n’encourageait pas les relations internationales. Ainsi Hase était sorti d’un milieu qui devait devenir un jour le foyer du patriotisme allemand, mais où l’étincelle n’avait pas encore jailli. Il y fallait les coups de l’épée d’Iéna et de Friedland. Lorsque, en 1858, six ans avant sa mort, il retourna à Iéna avec une mission officielle pour représenter la France au trois-centième anniversaire de la fondation de l’université, il se trouva en présence d’une Allemagne qui était née et qui avait grandi depuis son départ