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et un tire-bouchon de chaque côté du visage. On explique les idylles de Gessner. Au bout de la troisième leçon, la jeune personne dit à son professeur : « Mais ce monsieur est un peu fade avec ses moutons et ses toits de paille. » Hase, étonné de cette franchise, se hâte d’écrire à son ami pour lui demander de lui envoyer par retour du courrier le Wallenstein de Schiller : « Attendez, ma chère, ajoute-t-il dans sa lettre : nous allons faire avancer la grosse artillerie. Sauvons l’honneur de la nation ! »

Un peu plus tard, un jour que la gouvernante qui assiste aux leçons est sortie, la jeune écolière s’interrompt pour dire à son professeur : « Je devine tout... Vous n’avez pas vainement étudié à Iéna... Vous n’êtes pas venu pour rien à Paris... Vous êtes jacobin. » Et comme il ne veut pas en convenir : « Cela ne fait rien, je suis impartiale. Mais il ne faut pas le dire à ma mère. — J’aurais, s’écrie Hase, voulu l’embrasser! Je ne savais pas que Iéna eût une si bonne réputation. »

Une autre personne à qui il donne des leçons d’allemand est une femme qui est restée célèbre par sa beauté et son intelligence, non moins que par son noble caractère, Mme de Condorcet, la veuve du conventionnel. « Je donne des leçons à une des plus jolies femmes de Paris, à la veuve du révolutionnaire Condorcet. Quelle amabilité! quelle grâce! et que lis-je avec elle? Les Souffrances du jeune Werther... » Je t’ai dit, dans une de mes lettres, que je donnais des leçons à Mme de Condorcet. Elle voulait apprendre l’allemand, et un certain Fauriel, secrétaire du ministre de la police, chez lequel je passe quelquefois les soirées, m’a envoyé chez elle. C’était le 28 frimaire. Cherche ce jour et marque-le dans ton calendrier : c’est un des plus beaux de la vie de ton ami. Car, je dois l’avouer, l’élévation de sentiment de cette femme admirable, l’intérêt qu’elle prend aux progrès de l’humanité, la connaissance qu’elle a des grandes journées de la révolution, peut-être aussi sa bonté envers moi, n’ont pas manqué leur effet sur mon âme. Je te prie de ne pas sourire : je la respecte entre toutes; à elle seule, j’ai parlé de mon enfance, de mes espérances, de mon amour à Helmstädt, de toi, de mon voyage en Grèce. »

A Mme de Condorcet aussi il faisait l’effet d’un jacobin. Comme il lui parlait de la Grèce : « Vous y serez déplacé, mon ami. On vous coupera votre tête bouillonnante. » Mais Hase ne se laisse pas détourner pour si peu. « La perte de ma tête, écrit-il, ne m’empêchera pas de faire ce que je tiens pour bon et utile. L’œuvre la plus difficile, la plus ingrate est celle que j’ai choisie pour moi, et je veux me tenir parole. »

Dès lors, il se regarde comme Parisien, et il ne peut assez s’en féliciter : « Comme je bénis ma résolution d’être allé à Paris!