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qu’on lui propose des places. Un libraire allemand consent à le prendre pour commis, moyennant un engagement de huit ans. Les 400 francs d’appointemens qu’on lui promet et la vue de quelques jeunes personnes assises dans les bureaux sont sur le point de le décider : mais aliéner sa liberté pour un si long temps! Le prédicateur de l’ambassade de Suède ayant cru remarquer qu’il avait une bonne voix, lui offre une place de chantre dans la chapelle de l’ambassade. Il avait fait la connaissance de Coray, un vieillard maladif et bienveillant. Celui-ci est effrayé de sa situation; mais que faire? il ne peut rien pour lui : il va chercher, tâcher de lui trouver des leçons d’allemand.

Si tout vient à manquer, il reste une dernière ressource. Dans un mois a lieu une nouvelle conscription, où l’on admet les étrangers. Il se fera soldat : d’ailleurs on le tient déjà pour un militaire. « N’avez-vous pas servi dans les troupes polonaises du général Dombrowski? » lui demande-t-on de différens côtés. « Est-ce que par avance on voit sur mon visage le soldat de la garde consulaire? » Le Génois lui promet la protection de sa cousine. « Si, à l’avenir, tu dois adresser tes lettres rue de Grenelle, je ne me repens de rien. Un coup d’œil au Louvre, et les dieux me récompensent! »

Cependant les impressions se succèdent vite chez lui, et le même jour où il avait parlé sur un ton si gai de son entrée au régiment, il écrit avant de se coucher : « Je suis tombé dans une espèce d’engourdissement qui ne me permet pas de réfléchir sur mon sort : je ne me réveille que de temps à autre, mais ces momens sont horribles.»

L’instant critique était arrivé. Hase pouvait succomber dans la grande ville comme tant d’autres ; c’est là que vient se placer cet épisode qui n’est pas resté complètement inconnu du public, car il a été plusieurs fois raconté de façon plus ou moins exacte, mais dont nous avons ici le récit fait sur le moment même.


« 5 brumaire, après-midi.

« Tout va mieux que je ne croyais. Hier soir, je m’étais jeté sur un banc au Palais-Royal et restai là longtemps : on fermait les boutiques autour de moi, les lumières s’éteignaient dans les galeries; il était dix heures et demie. Voilà qu’entre les colonnes s’avance une longue figure à barbe noire; c’était l’un des mamelouks qui ont suivi Bonaparte d’Egypte en France. Je le saluai en arabe: cela lui fit plaisir. Nous allâmes ensemble par la rue Traversière jusqu’aux Tuileries, où il demeure avec ses compatriotes. Il me raconta toute sorte de choses : c’était la première fois que j’entendais parler