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depuis une demi-heure, et ils ne m’entendent point. » Je le ramenai à son lit et courus lui chercher une soupe chez le traiteur. « La sœur du premier consul est ma cousine, » me dit mon malade, quand je remontai et entrai en conversation avec lui. Nous en vînmes aux confidences : il est de Gênes, et il séjourne à Paris pour solliciter une pension du ministre de la guerre, Alexandre Berthier. Comment il en est venu à demander cette pension, comment il est parent de la sœur du consul, il m’a expliqué tout cela longuement, mais je ne l’ai pas compris, car il toussait continuellement à travers. Je le couvris chaudement et rentrai dans les ténèbres concentrées de ma chambre. »

Une fois la connaissance faite, le Ligurien lui explique qu’il travaille à un grand plan pour l’organisation des troupes françaises qu’il doit proposer au premier consul. Mais il est dans le dénûment, il a besoin d’argent pour achever d’imprimer son ouvrage. « Je voyais que la demande lui coûtait. C’était dur de donner de mon argent dans un tel moment. Mais il était si horriblement pâle, ses cheveux étaient si noirs, son visage si semblable à Bonaparte, que c’eût été barbarie de lui refuser quelque chose. Je lui donnai ce que j’avais. Il fut très content. J’eus un quart d’heure de bonheur. Qu’adviendra-t-il de tout cela? Je ne sais. Mais je suis assez payé. »

Au milieu de ces préoccupations. Hase entre au Louvre, alors rempli des plus merveilleux trésors d’art, et tout pour un instant est oublié. « Pendant que j’allais ainsi chez les libraires, cherchant fortune, je viens à passer par le Louvre. Je me perds dans les cours, tombe sur un flot de monde que je me mets à suivre machinalement, passe par une grande porte où se tient un factionnaire, et — ton cœur ne te dit-il rien? — je me trouvai au milieu de la Grèce, je sentis le souffle du génie grec. Comme sur leurs trônes, les dieux des anciens temps regardaient les générations nouvelles. J’étais dans la salle des antiques. Comment exprimer ce qui se passa en moi? Mon cœur battait. Je m’assis, sans rien dire, à côté du piédestal de l’Apollon du Belvédère et me perdis dans ma contemplation. De temps à autre, je fermais les yeux : puis je les rouvrais, pour les fermer de nouveau, et il me semblait que toutes ces figures étaient en mouvement. J’étais dans l’Olympe. »

Puis ce sont les tableaux, les Corrège, les Michel-Ange, les Raphaël. Enfin, les peintures modernes : il voit un grand tableau représentant la bataille de Marengo. Devant le tableau, des soldats qui avaient combattu à Marengo se montraient les positions qu’ils occupaient. « Je dus penser à Miltiade, dont la seule récompense après Marathon fut de se voir représenté au Pœcilo au milieu de la mêlée. »

Mais tout cela ne lui assure pas le pain du lendemain. Il est vrai