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moins authentiques sur sa politesse exagérée, sur sa crainte d’offenser personne, sur son habitude de parler grec et latin, sur sa vie privée : il est à supposer qu’à un fonds véritable la tradition populaire, comme d’habitude, avait beaucoup ajouté. Mais, en dépit de la légende, ou peut-être la légende aidant, ce qui dominait chez tout le monde, c’était un mouvement de sympathie pour ce grand savant qui avait vu tant de choses, qui appartenait à un autre âge et qui trouvait un mot aimable à dire à chacun. En ce qui concerne son origine, sa jeunesse, les informations manquaient, ceux qui avaient pu être témoins de ses débuts avaient disparu depuis longtemps. On savait seulement qu’il était Allemand de naissance, ce que son accent disait de reste, et qu’il était venu à Paris dans les premières années du siècle. Comment? pourquoi ? Là-dessus on n’avait que des bruits vagues et contradictoires.

C’est la jeunesse de M. Hase et son arrivée à Paris que nous allons raconter d’après une série de lettres écrites par lui-même. On y verra un homme bien différent du vieillard timide et cérémonieux que nous avons connu. A l’âge de vingt ans, étant étudiant à Iéna, il quitte l’Allemagne pour venir à pied à Paris, sans ressources d’aucune sorte, sans connaissances ni relations, sans plan arrêté, mais désireux avant tout de se dévouer à la cause de la liberté, d’accomplir quelque œuvre utile à l’humanité, surtout si elle est difficile et périlleuse. L’enthousiasme républicain est la source de ses résolutions, le principe de ses actes. M. Hase, qui aimait les citations, aurait pu dire, s’il s’était revu : Quantum mutatus ab illo ! Il est certain que la différence entre le commencement et la fin de cette vie est grande et qu’il y a là un intéressant problème de psychologie.

Mais cette histoire n’est pas seulement curieuse comme exemple du changement que les années peuvent amener dans le caractère d’un homme. Elle doit encore nous intéresser à un autre point de vue. Elle nous montre l’attraction qu’exerçait la France au dehors au commencement du siècle. Cet aimant qui, aux premières heures de la révolution, avait attiré vers Paris tant d’esprits généreux ou passionnés, n’avait pas encore perdu sa force en 1801. Il n’a peut-être jamais agi avec plus de puissance que dans le court moment qui sépare Marengo et Hohenlinden de la proclamation du consulat à vie. Quelle impression la France d’alors, avec son terrible passé, son glorieux présent, ses immenses espérances, avec sa société encore palpitante et mal remise des secousses de la révolution, faisait sur un esprit à la fois avisé et ardent, c’est ce qu’on verra par les pages qui suivent.