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morales composent ces derniers écrits. Nos lecteurs se souviennent certainement du Voile soulevé, conte ingénieux où l’auteur semble s’être souvenu d’Edgar Poë et où elle a réussi presque à son égal à saisir le fantastique qui résulte des désordres nerveux et de la perversion qu’un état de faiblesse maladive apporte dans les habitudes de la sensibilité. La seconde nouvelle, Frère Jacob, est une spirituelle bouffonnerie morale, quelque chose comme l’opérette comique des mêmes sentimens dont tel de ses romans, Romola, par exemple, est l’opéra sérieux. Quant aux Impressions de sir Théophrastus Such, malgré bien des pages fines et piquantes, c’est un livre décidément inférieur. La mort n’a donc, selon toute apparence, rien empêché d’essentiel à l’œuvre de notre auteur, et tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de ne pas avoir laissé George Eliot jouir assez longtemps de la célébrité qu’elle s’était conquise.

L’étude que nous avons maintenant, achevée nous dispense de longues conclusions. Il est un point cependant que nous ne pouvons éviter et sur lequel nous nous expliquerons brièvement. Quelle place l’avenir garde-t-il à George Eliot ? La réponse à cette question est quelque peu différente selon qu’on envisage son œuvre au point de vue littéraire ou au point de vue philosophique. Littérairement cette place sera à coup sûr considérable, mais encore plus originale. Nous ne pouvons nous empêcher de croire, en effet, que George Eliot restera dans le roman anglais un phénomène isolé et qu’elle n’aura pas de successeurs et encore moins de disciples. L’impartialité qui est la qualité dominante de son intelligence est rarement propre à faire école. Il faut pour cela une violence de parti-pris sur la vie et le monde, un déséquilibre de sentimens, une exagération de principes, une tyrannie ou une injustice d’imagination qui ne se rencontrent à aucun degré chez l’auteur d’Adam Bede. Un Thackeray peut, à la rigueur, faire école, parce qu’un misanthrope a cet avantage qu’il partage toujours son public en deux camps et qu’il se conquiert tous ceux qu’il ne révolte pas ; un Dickens peut faire école, et même mieux qu’école, parce qu’en ameutant la sensibilité publique autour de certains phénomènes sociaux, il peut créer quelque chose comme un parti du sentiment. Mais son impartialité n’est pas encore la seule raison qui assure George Eliot contre la concurrence posthume des disciples et des rivaux. Il ne se peut pas que vous n’ayez entendu parler de ces médecins et de ces chirurgiens consommés dont le talent est tellement inséparable de leurs personnes qu’ils ne peuvent former de disciples, parce que leur science, qui seule pourrait se transmettre, est de beaucoup inférieure, quelque sérieuse qu’elle soit, à leur art qui ne peut se léguer ni s’enseigner ; Nélaton et Trousseau étaient ainsi, dit-on.