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but d’unité et d’universelle fraternité en conservant à l’humanité son plus précieux bien et en luttant avec une opiniâtreté sans relâche afin d’atteindre le jour incertain « où l’esprit de Dieu se serait assez répandu sur toute chair » pour qu’Israël pût transmettre aux peuples, sans crainte de le voir méconnaître, l’héritage dont il était dépositaire.

Le personnage de Daniel Deronda fait le lien de ces deux romans. C’est tout à fait un personnage selon le cœur de George Eliot et en tout la contre-partie parfaite du Tito Melema de Romola. Fils d’une cantatrice juive, élevé par un grand seigneur anglais, pas plus qu’à Tito Melema les circonstances du berceau ne lui ont été favorables ; mais, tandis que Tito ne trouve dans ces circonstances que prétextes sophistiques pour justifier son égoïsme, Daniel Deronda, au contraire, n’y découvre que motifs pour s’élever toujours davantage vers le bien pour lequel son âme est née. Parvenu à l’adolescence, il a soupçonné qu’il y avait un mystère dans son origine, mais, loin d’en concevoir aucune crainte, il n’a ressenti qu’une généreuse impatience de le pénétrer. Quelle que fût cette origine, le malheur était pour lui de l’ignorer, le bonheur de la connaître, puisqu’elle avait droit, dans tous les cas, à ce qu’il y avait de meilleur en lui, grande et noble, à son amour et à son respect, humble ou même basse, à son amour et à son dévoûment. Tout lui est matière à perfectionnement moral, et son cœur s’épanouit et se dilate là où ceux des autres hommes se contractent et se refroidissent. Le mystère est enfin levé ; sa mère, en l’abandonnant à l’adoption du bon sir Hugo Mallinger, a voulu le sauver de la flétrissure que l’opinion attache à sa race et lui donner les avantages que leur naissance donne aux gentils ; mais Daniel Deronda ne l’entend pas ainsi, et puisqu’il était juif par cette fatalité du sang que sa mère a voulu effacer, il le sera maintenant par le choix libre de son cœur et en renonçant à sa qualité de gentleman gentil. Ces traits de noblesse, si beaux qu’ils soient cependant, sont faits pour toucher plus particulièrement les juifs ; en voici un qui est fait pour intéresser plus directement le vaste peuple des gentils. Le soupçon que Deronda a eu de bonne heure du mystère de sa naissance a eu pour résultat de le délivrer de toutes les attaches de caste, de famille, de rang et de parti qui s’imposent aux esprits des autres hommes pour les façonner, leur imprimer leurs directions et leur assigner la cause qu’ils devront défendre. Deronda est donc orphelin au sens spirituel aussi bien qu’au sens temporel du mot, condition dangereuse entre toutes, car nous l’avons vu par l’exemple de Tito Melema, c’est celle qui fait les véritables aventuriers. Cette liberté d’esprit a laissé Deronda maître de se promener à sa guise à travers les doctrines