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Brooke que l’instinct du dévoûment peut avoir ses erreurs comme l’égoïsme, elle aurait en revanche complètement réussi, et il n’est pas impossible que ce soit cette pensée-là, restée obscure et inconsciente dans son esprit, et sur laquelle elle a pris le change lorsqu’elle a cherché à se la représenter clairement, qui l’ait provoquée à écrire son livre. De même que, dans l’amour de Desdémona pour Othello, il y a dans la passion de tête de Dorothée pour ce vieux faux savant, décoré de l’illustre nom de Casaubon, une véritable perversion de nature. C’est presque une déviation du sens moral qu’un dévoûment qui sort à ce point des conditions normales de la vie et de l’amour. Au fond, je crains bien qu’il n’y ait un attrait secret pour la souffrance dans le sentiment qui la pousse vers ce cuistre caduc ; elle va vers lui absolument comme sainte Elisabeth allait de préférence vers les lépreux, ou, puisque l’auteur y tient, comme la petite Thérèse et son jeune frère allaient se faire martyriser par les Maures lorsqu’ils furent arrêtés par leurs parens sur le pont d’Avila ; mais cette charité, qui est sublime s’il s’agit du service de l’humanité, n’est plus que ridicule s’il s’agit du choix d’un mari, et cette exaltation, qui est héroïque si la foi religieuse y est intéressée, n’est plus que platement romanesque si elle s’abaisse à la vie étroite d’un ménage. Ce qui nous fait croire que la pensée latente de George Eliot a bien été de montrer les erreurs, es fautes et les péchés possibles des sentimens altruistes, c’est qu’elle nous en a présenté un second exemple dans un autre personnage du livre, le médecin Lydgate, homme de valeur et de caractère, qui épouse l’égoïsme incarné sous la forme d’une sotte sentimentale, laquelle le fait dévier de sa voie et finalement l’éteint dans les catacombes d’une maussade médiocrité, par pure stupidité et sans le moindre profit pour elle-même. Pour peindre le milieu dans lequel avortent les aspirations bizarres de Dorothée, George Eliot a eu l’idée ingénieuse et compliquée de représenter la vie entière d’une petite ville de province avec ses enchevêtremens de relations, ses entre-croisemens d’intrigues, ses ramifications infinies de menus incidens ; mais un autre défaut naît de cette peinture vaste comme une fresque italienne et minutieuse comme une miniature hollandaise, c’est que ce milieu est tellement considérable que l’héroïne y disparaît et qu’on l’oublie quelquefois pendant tout un volume. Il n’y a pas, en effet, moins de quatre romans parfaitement distincts dans ce livre, quatre romans dont l’auteur quitte et reprend chacun à tour de rôle, et rien n’est singulier comme ces histoires bourgeoises qui s’interrompent et se succèdent à la manière des histoires chevaleresques de l’Arioste. Mais il faut bien vite ajouter que, si l’ensemble du livre est mal conçu, les épisodes en sont souvent