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proteste au nom de l’humanité et de la morale contre ce radicalisme de clocher. Un autre jour, il se mêle à une émeute qu’il désapprouve pour l’empêcher d’aboutir à la violence et au meurtre, et cela au risque d’en paraître le chef, accident qui ne manque pas de lui arriver et le met, pour prix de son vertueux dévoûment, à deux doigts de la transportation. Voilà un radical d’une espèce bien particulière, n’est-il pas vrai, et dont les sentimens ne ressemblent guère à ceux qui sont en circulation parmi nos masses populaires ? Et cependant ce radical n’est pour nous qu’une très ancienne connaissance ; nous l’avons vu depuis trente ans sous une foule de noms dans le roman anglais, et les opinions qu’il exprime, si excentriques pour un public français, sont comprises et acceptées presque comme lieu-commun en Angleterre. Si nous avons insisté sur ce caractère, ce n’est pas dans l’espérance qu’il fasse école parmi nous, mais pour permettre à ceux qui aiment les antithèses historiques d’établir une fois de plus les différences qui séparent dans les deux civilisations protestante et catholique le type du démagogue, ce produit extrême de toute société.

Les opinions très particulières qui se rencontrent dans Félix Holt nous obligent à revenir sur un sujet fort délicat : dans quel sens faut-il entendre que George Eliot était un esprit religieux et quelle était la mesure de cette religion ? Félix Holt a rompu avec le christianisme, mais cette rupture s’arrête aux dogmes, car il lui reste ce qui est la vertu essentielle du chrétien, cet amour du prochain, sans lequel l’apôtre nous dit que nous ne sommes qu’airain sonore et cymbale retentissante, et ce désintéressement de soi que les mystiques considèrent comme la couronne de la vie spirituelle. Était-ce aussi dans ces vertus que consistait toute la religion de George Eliot, et le cachet religieux dont elle les a marquées n’est-il qu’une illusion produite par la ferveur avec laquelle elle les a prêchées ? Non, il y a autre chose chez elle, c’est-à-dire l’idée même de religion qui reste nettement, quoique subtilement, distincte de l’idée de morale et qu’elle considère comme le plus efficace agent de ces hautes vertus. À l’exception de Félix Holt, il est remarquable qu’aucun de ses personnages n’arrive à la perfection sans l’aide de l’idée religieuse. Tous restent invariablement faibles et chancelans jusqu’au moment où ils sont amenés par la logique, la passion ou les accidens de la vie à en implorer le secours. Maggie Tulliver ne fut affermie contre elle-même que lorsque le livre de l’Imitation, négation de tout ce qui n’est pas strictement la religion, fut tombé entre ses mains, et Daniel Deronda n’arriva à sortir de son état de flottant idéalisme que lorsqu’il eut été initié à la foi du judaïsme par le ministère de l’amitié de Mordecaï. À la vérité, George Eliot n’est guère exclusive sur le choix de ce secours religieux ;