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nous démontre par l’exemple de Tito Melema que le plus grand malheur qui puisse atteindre un homme, c’est précisément l’absence de toute condition qui limite sa liberté. D’où viennent les crimes de Tito Melema, sinon de ce que son égoïsme a pu s’épanouir en pleine liberté, sans trouver en lui et en dehors de lui rien qui gênât sa croissance ? Ces crimes sont presque excusables, car on ne sait pas comment, les conditions de sa vie étant données, le sentiment d’autrui aurait jamais pu prendre assez de force pour contre-balancer en lui le sentiment du moi. Tito est ingrat envers son bienfaiteur, mais c’est que ce bienfaiteur, malgré tout, n’est pas son père, que la nature reste en lui froide et muette, et qu’il n’y a qu’un sentiment purement moral qui pourrait l’obliger. Tito est traître envers ses amis, mais c’est que ses amis ne sont pas ses concitoyens ; Tito sert Florence avec déloyauté, mais c’est que Florence n’est pas sa patrie et qu’il reste libre de la quitter pour aller servir une autre principauté. Rien ne lui dit de s’oublier, tout au contraire lui conseille de songer à lui, exclusivement à lui. Lors donc que nous invoquons la liberté contre les contraintes sociales, prenons garde de prendre légèrement ce nom, car ce n’est pas toujours la liberté qui réclame, mais bien le penchant à l’égoïsme qui se masque de prétextes sacrés ; c’est là ce que Savonarole, avec sa parole enflammée, fit comprendre à Romola lorsqu’il l’arrêta sur la route de Venise fuyant un indigne époux qu’elle avait tout droit de haïr selon la vulgaire morale mondaine, et une patrie dont elle avait raison de trouver le séjour odieux. Personne plus que George Eliot n’a été habile et acharnée à soulever tous ces masques sacrés dont se couvre l’égoïsme : orgueil du rang, fierté légitime de l’âme offensée, respect du nom, tendresse pour les souvenirs vénérés, et il n’en est aucun qu’elle épargne, pas même l’amour, pas même l’honneur. Sur ce terrain elle n’admet aucune transaction, et sa finesse psychologique ne la fait pas tomber dans le moindre casuisme ; il n’y a pas de circonstances, quelque dures qu’elles soient, qui puissent nous dispenser de nos devoirs envers les nôtres, ni la tyrannie de la famille, ni l’esclavage d’une union indigne, ni l’oppression de la caste dont nous sommes, ni l’injustice de la société à laquelle nous appartenons ; même si la patrie, au lieu d’être une illustre cité comme Florence, n’est qu’une vague et mouvante tribu comme cette tribu des Bohémiens oh le chef Zarca rappelle sa charmante fille Fedalma, nous nous devons à cette flottante patrie, et si cette forme vague de la tribu est elle-même brisée et que la patrie ne consiste plus que dans une croyance morale, comme il est arrivé pour la race juive, nous nous devons à cette croyance. Mais sentez-vous combien tout cela est sérieusement, profondément social ?

Après Romola et la Bohémienne espagnole, George Eliot revint