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tous rient du pauvre insensé, et passent en continuant leurs chants et leurs danses. Alors Jubal se prend à songer et, loin de trouver dans son cœur amertume et tristesse pour cet oubli, il y trouve au contraire le motif d’une joie grave et profonde en pensant que tout ce peuple lui doit la vie morale dont il vient de voir les manifestations, qu’il est leur père et véritablement leur second créateur. Il y a dans ce poème, où le sentiment, exprimé sous forme lyrique dans le Chœur invisible, a revêtu une forme quasi épique, une noblesse d’accent, une gravité d’enthousiasme, une sérénité religieuse, qui donnent à son auteur un droit réel à une place parmi les poètes.

Romola et la Bohémienne espagnole ont d’étroits rapports de doctrine et de sentiment ; on dirait une seule et même conception qui, à un moment donné de sa croissance, s’est scindée pour se créer deux corps différens. Jusqu’ici, dans les romans de la première manière de George Eliot, nous n’avons vu de sa morale altruiste que des applications restreintes, celles qui se rapportent aux devoirs de la vie individuelle ou à la famille. Mais dans ces deux derniers ouvrages, cette morale prend une grandeur inattendue où se révèle toute la pensée de l’auteur. Elle vaut la peine d’être expliquée, cette pensée, surtout à l’heure présente, où l’esprit d’individualisme étend de plus en plus son action dissolvante. Le désintéressement de soi n’est pas un devoir que l’on soit libre d’accepter ou de rejeter, c’est un devoir impérieux, forcé, exigible à toute heure. Nous devons au monde de nous oublier absolument comme nous devons le service militaire et le paiement de l’impôt. Et ce n’est pas là une comparaison par figures, c’est l’expression d’un fait indéniable. Au fond, la société n’a pas d’autre base que le sacrifice de nous-mêmes sous toutes les formes, et cette base est nécessaire. De quoi vit-elle si ce n’est des contraintes et des mutilations qu’elle nous impose ? C’est par l’oubli de nous-mêmes que nous avons une famille et surtout une patrie. Les sociétés fortes et saines sont celles où ce devoir est pratiqué facilement, avec joie, avec ferveur ; les sociétés maladives et corrompues sont celles où il est refusé, contesté ou tenu en haine ; mais que la société soit forte ou maladive, il faut de toute nécessité qu’il y ait en elle une certaine proportion de ce sentiment, sans quoi elle retournerait par l’anarchie à cet état de nature si bien défini et décrit par Hobbes. Ah ! sans doute, il est des heures où ces contraintes nous semblent dures, où en être délivré nous apparaît comme l’idéal du bonheur, où cet oubli de nous-mêmes ne nous représente pas autre chose que le suicide de notre liberté ; mais ces attaches qui nous lient sur un point infime de l’espace à un ordre social particulier n’en sont pas moins notre unique moyen de salut moral. George Eliot