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les qualités, et ce que quelques-uns appellent les faiblesses de la psychologie de George Eliot. Cette psychologie a cela de particulier qu’elle fait corps avec le personnage qu’elle observe, et que, si l’on essaie de l’en séparer, elle se fond aussitôt sous le regard comme ces méduses qui, hors de la mer, ne sont plus qu’un peu d’eau au bout de quelques minutes ; elle ne vaut donc que pour ce personnage et pour les différens états d’âme qu’il traverse et qu’elle accompagne. Elle reste ainsi essentiellement dramatique et n’arrive jamais à rien de général. Il y a quelques années, on eut l’idée de composer un petit volume avec un choix de réflexions morales tirées des œuvres de George Eliot ; ce volume n’eut aucun succès, de quoi nous ne songeons pas à nous étonner. Car chacune de ces observations lue en sa place apparaîtra merveilleuse de pénétration, mais qu’elle en soit détachée, la vérité en sera ou trop incertaine ou trop particulière pour être comprise, parce qu’il n’en est aucune qui fasse sentence et qui puisse se présenter comme la formule absolue de tel ou tel fait moral. En d’autres termes, George Eliot aurait été capable à la rigueur de composer les Caractères de La Bruyère, il lui eût été impossible de composer les Maximes de La Rochefoucaud, et cependant le vice qu’elle a peint de préférence, l’égoïsme, est celui-là même dont le livre du noble frondeur fait le ressort principal des actions humaines. La psychologie de George Eliot est donc incapable de généralisation ; chez un pur philosophe, ce serait certainement un défaut ; j’ose trouver que chez un romancier ou un dramaturge, c’est au contraire une qualité.

Dans l’ouvrage qui suivit Romola, George Eliot a sacrifié plus directement encore à l’idéal. La Bohémienne espagnole est un poème d’une étendue égale à tel de ses romans, dont l’action se passe en Espagne à peu près à la même époque que l’action de Romola. Ce poème n’est pas une exception dans l’œuvre de George Eliot. En dépit de son réalisme, elle eut toujours le goût et le besoin de la poésie, et dans ses momens privilégiés de rêverie philosophique, elle se plaisait à lui demander des symboles animés de ses doctrines ou à lui emprunter son langage pour en revêtir tel fait historique, telle légende, voire telle anecdote contemporaine qui lui semblait une expression adéquate ou une démonstration vivante de telle de ses idées. De ce commerce intermittent avec les muses est sorti un curieux petit volume intitulé Jubal et autres Poèmes ; mais de ces tentatives poétiques, la Bohémienne espagnole est de beaucoup la plus considérable. Le poète, il faut le dire, n’est pas chez George Eliot à la hauteur du romancier ; cependant il me semble qu’il est entré beaucoup de parti-pris dans la sévérité que la critique a montrée, dans le pays même de l’auteur, pour cette partie de ses œuvres, et je ne puis m’empêcher de croire que l’indulgence