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livra avec un morne acharnement. Il crut y trouver pendant un temps les élémens d’une vie nouvelle. Dans ce silence de tout sentiment d’amour, une passion tenace et puissante, celle qui exprime le plus fortement l’égoïsme, se développa en lui : l’avarice. Pendant des années il entassa guinée sur guinée, comptant chaque soir de combien s’était accru son trésor et prenant plaisir à en voir reluire les pièces à sa lampe ; mais cette passion le trompa comme l’avaient trompé ses premiers sentimens. Un soir, le malheur entra dans sa cabane, qu’il avait laissée entr’ouverte, sous la forme d’un jeune débauché qui le vola de son trésor. Alors il put se rappeler ce mot de son évangile : « Faites-vous un trésor que la rouille n’attaquera pas et que les voleurs n’emporteront pas. » Eh bien ! ce mot de l’évangile se réalisa pour lui à la lettre. Un autre soir qu’il avait une seconde fois laissé sa porte entre-bâillée, un enfant abandonné sur la neige vint lui porter ce trésor à l’abri des convoitises. Silas Marner le recueillit et l’adopta et, à partir de ce moment, les noires rêveries disparurent, les souvenirs douloureux du passé s’effacèrent et la vie se prit à refleurir dans ce cœur si longtemps fermé. Un seul mouvement d’amour et d’humanité lui avait donné ce qu’il avait en vain demandé aux passions de l’égoïsme.

L’oubli de soi est la loi suprême de l’amour, et ce serait le plus enviable des devoirs si l’amour devait en être la récompense assurée ; mais il s’en faut qu’il en soit toujours ainsi. Souvent il exige de nous le sacrifice même de l’amour, qui, si nous n’y portons pas attention, peut fort bien, nous dit George Eliot, n’être qu’une forme déguisée de l’égoïsme. Il y a deux sortes d’altruismes : l’un qui résulte des mouvemens instinctifs d’une nature aimante et qui rend facile cet oubli de nous-même ; l’autre qui résulte de la raison et de la volonté et qui exige notre soumission à des sentimens que notre cœur n’approuve pas, voire même à des préjugés que notre conscience condamne. L’histoire de Maggie Tulliver met dramatiquement en opposition ces deux formes contraires de l’oubli de soi. Maggie était née altruiste, si, pour l’être, il ne s’agit que de s’oublier par amour et charité, car on ne peut pas dire vraiment qu’il entrât un atome d’égoïsme dans sa passion de dévoûment. Ce n’était pas l’espoir d’un retour de tendresse qui, tout enfant, l’attachait aux pas de son frère Tom, car ce frère n’avait pour elle que de dures paroles. Ce n’était pas davantage une préférence égoïste qui avait déterminé le premier choix de son cœur, car ce choix était tombé sur un camarade de son frère, le jeune Philippe Wakem, pauvre enfant mélancolique, contrefait et dédaigné, et elle l’avait aimé précisément pour ces imperfections mêmes qui donnaient une occasion de charité à ses instincts de sacrifice. Lorsque vint la ruine de son père, elle n’eut aucune peine à supporter la pauvreté, et