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arrête la croissance. S’ils sont ainsi, ce n’est pas la nature qui l’a voulu, car ils avaient par eux-mêmes tout ce qu’il faut pour monter haut, ce sont ces circonstances tyranniques auxquelles les forts eux-mêmes ne peuvent rien, l’insuffisance de l’éducation, la médiocrité de la condition, l’impitoyable dureté des démarcations sociales. Mœurs et caractères se sentent encore ici des fortes et barbares sociétés du passé et se relient sans peine aux mœurs et aux caractères des âges les plus lointains. Quels qu’aient été les changemens de l’état social, on sent que la chaîne des transitions n’a subi aucune interruption. Les personnages ont beau être bourgeois, en eux l’analyse retrouve sans peine les élémens des passions et des préjugés des types les plus célèbres des âges écoulés. Le Loredano qui obtint vengeance du doge Foscari en l’obligeant à sacrifier son fils à une douteuse raison d’état vous paraît terrible lorsque vous l’entendez prononcer son Me l’ha pagato ; je ne sais cependant s’il l’est davantage que le meunier Tulliver faisant étendre la main à son fils sur la vieille Bible de famille et exigeant de lui le serment de continuer au légiste Wakem la haine que sa mort interromprait un jour. Et Tom Tulliver, si mâle, si résolu, si fidèle au devoir, si inaccessible à la tendresse, auriez-vous beaucoup de peine à vous le figurer deux siècles plus tôt sous l’enveloppe d’un farouche covenantaire, ou six ou sept siècles plus tôt sous l’enveloppe d’un viking danois ou d’un outlaw saxon ? Et Maggie Tulliver ? Encore plus sûrement qu’il y a dans la Dorothée Brooke de Middlemarch le germe d’une sainte Thérèse, n’est-il pas vrai qu’il y a dans sa nature une affinité avec celle de ces bonnes princesses barbares ou de ces saintes dames féodales dont les emportemens vers le bien ne supportaient aucune contrainte ? Et cette vertueuse dureté de la vieille société qui considérait le malheur comme une honte et faisait que l’innocent lui-même criait grâce comme un coupable, ne la voyez-vous pas encore toute vivante dans les scènes qui accompagnent la ruine des Tulliver ? Cependant cet exemplaire des anciennes sociétés est le dernier, et l’auteur a marqué ce caractère avec une rare habileté. Vices et vertus du passé sont là reconnaissables, mais la dégénérescence est visible, et l’aurore des habitudes d’élégance, de confort et d’indulgence morale amenées par l’avènement de l’industrie et l’accroissement de richesse qui en a été la conséquence, éclaire doucement l’agonie de la société qui reposait sur l’élément agricole et le commerce limité, en sorte que les différences des deux sociétés sont sensibles non-seulement dans leurs caractères moraux, mais dans leurs caractères économiques mêmes. Cette particularité d’une importance capitale pour les sociétés modernes en général, mais surtout pour l’Angleterre, où la transformation sociale a été l’œuvre plus exclusive des intérêts matériels et de la richesse, a été