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de la famille, et les fautes de chacun rejaillissent sur la parenté entière, qui ne songe pas à se désintéresser des conséquences de ces fautes, car l’axiome de récente invention : « Les fautes sont personnelles, » leur est inconnu, et la banqueroute d’un oncle ou la séduction d’une nièce est un égal déshonneur pour la série entière des oncles et des neveux. Protestans avec fermeté, leur religion ne brille ni par la charité ni par le zèle chrétien ; toute ardeur leur est suspecte et toute parole nouvelle leur est élément de scandale : en revanche, cette religion est à l’abri du doute et garde le caractère auguste du premier des liens sociaux. S’il faut enrôler, comme on a essayé de le faire, George Eliot dans les rangs d’une démocratie militante et systématique, il faut avouer que ce n’est pas dans les idées, opinions et sentimens de ses personnages qu’il faut chercher cette démocratie, car idées, opinions et sentimens ont une tournure exclusivement conservatrice. Et ce n’est pas davantage dans le jugement que l’auteur en porte qu’il faut la chercher, car ce jugement est éminemment sympathique et, dans ses momens de pire sévérité, ne va pas au-delà d’une raillerie qui est encore une forme de l’affection, tant elle est légère. Toute dévouée qu’elle fût au temps où elle vivait, — et, selon elle, c’était le premier devoir de tout être intelligent de donner la plus large part de son âme et de son cœur à cette courte durée où le bienfait de la vie nous était prêté pour ne plus nous être accordé jamais, — elle ne consentait pas à exalter le présent aux dépens du passé. « Nos pères avaient quantité de bonnes choses que nous n’avons plus » est son invariable conclusion à chaque fois qu’elle compare la vie anglaise d’autrefois à celle d’aujourd’hui. Et cependant cela est vrai, l’esprit de la démocratie est là ; il est dans la condition des personnages mis en scène, il est surtout dans la volonté avouée de l’auteur de les mettre en scène à l’exclusion de tous autres.

De toutes les peintures de cette Angleterre disparue que nous devons à Georges Eliot, le Moulin sur la Floss est la plus foncièrement anglaise. Adam Bede est consacré à la peinture des classes rustiques au commencement de ce siècle, le Moulin sur la Floss est consacré à la peinture de la bourgeoisie provinciale à la même époque. Il y a dans ce livre comme une grandeur en puissance qu’une implacable destinée empêcherait de se traduire en acte et qui, restant enveloppée dans les entrailles du sujet, y gronde sourdement, pareille aux colères intérieures d’un volcan qui ne peuvent aboutir à l’explosion. Les personnages principaux y donnent l’impression de géans avortés qui ont été empêchés d’atteindre à leur stature normale par quelque accident imprévu ou quelque obstacle insurmontable : tels ces chênes au tronc robuste que la foudre a pour jamais découronnés ou dont un nœud malfaisant