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retournés vers les Byzantins, qui leur faisaient mille promesses, et la masse de la population, à qui la nationalité des Lombards ou des Normands était indifférente, se sentait poussée à l’exaspération par la dureté du joug de ses nouveaux maîtres. Humfroi, proclamé après la mort de Drogon, dont nous retrouverons le tombeau à Venosa, avait réprimé avec une impitoyable rigueur les tentatives de soulèvement et surtout rétabli pour un temps la position du nouvel état normand par sa victoire de Civitate, dont le résultat avait été de contraindre le pape, fait prisonnier, à reconnaître la légitimité des possessions de ces étrangers qu’il avait d’abord entrepris d’expulser du sol italien comme des barbares intrus. Mais, quelques années après, l’orage s’était reformé contre Robert Guiscard, le sixième des fils de Tancrède de Hauteville, l’aîné de ceux du second lit, qui était venu rejoindre, en 1047, ses frères plus âgés et avait été élu comte des Normands en 1057, au préjudice des enfans de Humfroi. Les Normands eux-mêmes étaient profondément divisés et semblaient prêts à se livrer aux fureurs d’une guerre civile entre ceux qui voulaient continuer le régime de la république aristocratique et ceux qui prétendaient avec Robert lui-même renforcer le pouvoir central et faire de son détenteur un souverain héréditaire. En même temps, les deux empereurs d’Orient et d’Occident armaient contre eux d’un commun accord, le pape venait de les excommunier, et les habitans de la Pouille se montraient à la veille d’une insurrection. Il ne paraissait pas que les Normands, malgré leur énergie et leur bravoure, pussent résister à une coalition aussi générale, à laquelle avait adhéré leur ancien allié, le prince de Salerne, lorsque tout changea brusquement par une inspiration du génie d’Hildebrand.

Le fils du charpentier de Soano en Toscane, prieur de Cluny, puis cardinal, qui devait plus tard devenir pape et si fameux sous le nom de Grégoire VII, dirigeait déjà sous Nicolas II la conduite et la politique de la curie romaine. Il préparait l’émancipation de la papauté de la suprématie de l’empire et la grande lutte pour les investitures, qu’il devait engager une fois parvenu lui-même au souverain pontificat. Pour le développement et l’exécution de ses grandioses et généreux projets, il sentait qu’il était nécessaire d’assurer à la papauté, dans le voisinage de son territoire, un ferme appui temporel et militaire, capable d’opposer une barrière infranchissable aux armées de l’empire d’Allemagne. Nulle part entre les Italiens il n’apercevait un état assez fort, soutenu par des bras assez aguerris pour qu’on pût lui confier un tel rôle. Sa clairvoyance extraordinaire dans le jugement des hommes lui fit comprendre que les Normands de la Pouille seraient seuls capables de le remplir si l’autorité morale de l’église favorisait l’agrandissement de leur puissance.