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le compositeur doive passer pour n’avoir jamais écrit autre chose qu’un petit acte. Il y a quelques années, le maître vint nous voir, plein de son sujet, et comme en ce moment-là ce sujet était aussi le nôtre, nous en causâmes longuement. Victor Massé nous raconta sa pièce, et notre étonnement ne fut pas médiocre en apprenant qu’Antoine n’y paraissait point. Une Cléopâtre sans Antoine, cela nous semblait inima ginable à nous qui ne quittions alors Plutarque et Dion Cassius que pour Shakspeare. Il serait possible que ce fût le caractère purement anecdotique de l’ouvrage, intitulé d’ailleurs : une Nuit de Cléopâtre, qui en ficilitât aujourd’hui la représentation sur la scène de l’Opéra-Comique. Du reste, en y réfléchissant, on se demandes ! l’Opéra populaire ne conviendrait pas davantage. Mais cet Opéra populaire, comment y croire et quelle foi robuste résisterait à ces continuels atermoiemens ? Cest la mosquée fantastique des mirages orientaux qui toujours recule et s’enfonce plus avant dans son nuage à mesure que la caravane s’en approche.

Il semble cependant que la question ait avancé d’un pas. Le conseil municipal vient enfin de se lier par un vote, et nous allons maintenant, selon toute apparence, entrer dans la période de formation. Il était temps, car le directeur en perspective, M. Ritt, commençait à perdre patience, et c’eût été grand dommage. On trouverait difficilement un homme plus approprié à la circonstance. Sa longue pratique des affaires, ses relations avec les artistes et sa fortune personnelle font de lui un Halanzier pour la fondation et la gouverne d’une entreprise de ce genre. Si j’étais M. Ritt, il y a pourtant une chose que je redouterais plus encore que les irrésolutions du conseil municipal, c’est sa munificence. On ne prévoit pas tout ce que ces édiles seront capables d’exiger du directeur en retour de leurs 300, 000 francs de subvention. Il lui faudra contenter tout le monde et M. Joffrin, qui, nous le savons, n’aime pas la musique et préfère au plus bel opéra un mélodrame à principes démocratiques. Enseigner le peuple, lui prêcher ses droits et ses devoirs, est en somme un programme fort louable, mais qui n’a rien de neuf et reste sans application, car le malheur veut que le peuple n’aille au spectacle que pour s’amuser, et vous voilà tout de suite pris dans ce dilemme : ou le peuple sera vertueux, ou il ne le sera pas ; s’il l’est, il n’a nul besoin qu’on l’endoctrine, et s’il ne l’est pas, vos drames prétendus civiques et civiquement assommans se joueront dans le vide. M. Joffrin a tort de se fâcher si rouge contre la musique ; son ignorance l’aveugle ici plus encore que sa haine. De tous les arts, la musique est le seul qui enferme un idéal immédiatement transmissible aux masses. Tel public sourd aux plus beaux vers, indifférent ou réfractaire aux leçons d’un drame littéraire, s’enlèvera spontanément à l’appel symphocique des chanteurs et de l’orchestre ; la musique est