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même un librettiste comme Richard Wagner, ce qui simplifie beaucoup les choses, mais ne réussit guère en dehors de l’exception. Verdi maintenant consulte Boïto ; Meyerbeer s’adressait à Scribe, qui, dans ces occasions, devenait littéralement son autre moi, empressé, dévoué, comprenant tout à demi mot, capable à la fois d’agir en inventeur s’il en était besoin et de condescendre à l’humble rôle d’interprète. Ceux qui répètent que les opéras de Scribe sont peut-être tout ce qui restera du théâtre de Scribe oublient trop que ces opéras, même comme Ubretti, sont de Meyerbeer. Il en va bien autrement de Richard Wagner, lequel nous représente à lui tout seul un système. Avec lui, plus rien de cette germination antérieure dont nous parlions, le double enfantement est simultané : poème et musique sortent d’un jet.

Ce drame de Parcival, par exemple, dernier terme de son esthétique, quel autre que le librettiste Wagner l’eût jamais conçu et quel autre l’eût mis en partition ? Ce sont là des cadres qu’il faut absolument se faire à soi-même, certain que nul au monde ne vous les ferait. Imaginez une pièce impossible à comprendre, si d’avance on ne s’en est procuré la clé en déchiffrant la partition, des personnages dont chacun marche écussonné d’un motif spécial que vous devez savoir par cœur sous peine de tout confondre. Que d’efforts, justes dieux ! quels travaux d’Hercule pour en arriver à distinguer le roi de carreau de la dame de pique ! et dire que jadis, aux temps préhistoriques de Gluck, de Mozart et de Beethoven, on s’entendait si aisément ! pas une de leurs figures d’où n’émane aussitôt la vie organique. Vous les voyez toutes penser, agir ; don Juan, dona Anna, Suzanne et Chérubin, Léonore et Florestan peuvent se passer de commentaires ; il est vrai que ces créateurs incomparables étaient des gens très simples que les complications de notre art moderne auraient probablement fort déroutés. Ils avaient plus de génie que de théorie, ils travaillaient pour tout le monde, et leurs œuvres, jouables sur la première scène venue, savaient se contenter d’un théâtre, d’une troupe et d’un public d’occasion, toujours belles et toujours admirables, pour la foule comme pour les initiés, dans un palais comme dans une grange. Pour entendre Don Juan, Guillaume Tell ou les Huguenots, personne n’a besoin d’aller à Bayreuth, et ni Mozart, ni Meyerbeer, ni Rossini n’eurent cette bizarre prétention de fonder des olympiades au bénéfice de leurs propres élucubrations. Avec Richard Wagner, le thème change ; ici la complication devient telle qu’on ne sait plus à quelle branche de l’art ou de la science, à quel corps de métier on a affaire. Dramaturge, musicien, archéologue, architecte, machiniste, truckiste, et par-dessus tout régisseur, ses opéras embrassent l’univers, c’est la mécanique céleste. Il se fonde en Allemagne des chaires de philosophie pour les expliquer ; car l’usage veut maintenant que le poème soit publié long-