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la situation, mais exquises en elles-mêmes, suffisaient à l’enchantement d’un public ivre de dilettantisme et qui se faisait du théâtre un concert. Aujourd’hui, quand on réfléchit à cet art absolument démodé, on se demande comment il a pu vivre si longtemps. Eh bien ! quiconque éprouverait le besoin d’être éclairé là-dessus, n’aurait qu’à lire cette récente apologie du poète Romani. C’est lui particulièrement qu’il faut rendre responsable du système, lui qui par la constante uniformité de ses coupes, et disons-le aussi pour être juste, — par la séduisante mélodie de ses rimes, — a, pendant plus de quarante ans, enjôlé aux erreurs de la cabalette des musiciens de théâtre tels que Rossini, Bellini, Mercadante et Donizetti. On n’imagine pas l’action favorable ou pernicieuse qu’un librettiste exerce sur son compositeur, à moins d’avoir affaire à des maîtres dramaturges, comme Meyerbeer et Verdi par exemple ; ceux-là regimbent, il est vrai, mais point tout de suite, puisqu’il n’appartient qu’au succès de dicter ses volontés. Meyerbeer, pendant toute sa période italienne, a dû se résigner à subir la débilitante influence des Totola et des Romani ; Verdi lui-même n’est parvenu à s’y soustraire que fort tard, et il a fallu pour cela tout un revirement national, car aussi longtemps que la domination autrichienne triompha, jamais un Italien patriote n’eût voulu d’une réforme qui parlait la langue de ses maîtres détestés.

C’est par l’Allemagne et le wagnérisme que le sens esthétique s’est introduit dans la musique dramatique italienne ; jusqu’alors la confection avait seule régné sur le marché. Un compositeur recevait un opéra de son librettiste comme un enfant reçoit une pomme que vous lui mettez dans la main, ce qui, d’ailleurs, n’empêchait pas l’inspiration d’avoir ses heures ; les répertoires de Rossini et de Bellini sont pleins de sublimités épisodiques, mais des morceaux, même admirables, ne constituent pas un chef-d’œuvre dramatique. Il ne saurait être obtenu que par l’effort commun du poète et du musicien ; plus l’opéra moderne affirmera son réalisme, plus l’action, les caractères, les situations tendront à l’expression du vrai et plus l’auteur du poème exercera d’influence sur le musicien. Les textes de Meyerbeer, de Verdi, de Richard Wagner sont à cet égard des exemples convaincans. Si nous réfléchissons à la manière dont se forme un opéra, nous voyons aujourd’hui que, sauf de rares exceptions, l’idée première vient du maître : un sujet l’attire, le saisit, bientôt son imagination s’échauffe, il ordonne son plan, dispose ses morceaux, il se les chante ; alors commence à germer en lui toute une poussée chaotique, rythmes et couleurs tourbillonnent devant ses yeux dans une lumière décevante de kaléidoscope. C’est là ce que nous appellerions le moment psychologique : l’heure où le compositeur va trouver îe librettiste et lui demander de mettre son entente du théâtre au service de l’idée musicale ; à moins que notre maestro ne soit lui-