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— Ô signora, il m’aimait !.. il m’épouse !

Depuis j’en sus plus long, non pas par elle ni par le comte, mais par ma vieille amie della Santa. C’était elle qui avait averti Saverio du tort qu’il faisait à la réputation de Nata. Il ne s’en était pas douté. Jamais, jusque-là, il n’avait envisagé cette question bien sérieusement. Il s’était abandonné, avec son insouciance ordinaire des choses de ce monde, au plaisir d’admirer une jolie fille, et maintenant il s’apercevait que la paix d’un cœur pur et la bonne renommée d’une honnête famille étaient compromises. Tout ce qu’il y avait de délicat, de chevaleresque en lui se souleva. La signora della Santa fut effrayée de l’effet produit par ses paroles. Il s’élança sur les traces de la fugitive, résolu à réparer ses torts involontaires :

— Un seul instant, la crainte de ce que penserait ma famille et des ennuis qui s’ensuivraient pour moi a failli me faire hésiter, raconta plus tard M. de Pavis. Et presque aussitôt, le hasard, comme pour me décider, m’a mis en face du corps sanglant de la pauvre Joanna.

Quelle douce soirée ! la pleine lune s’éleva comme un globe de feu au-dessus de la maison, l’écho d’une tyrolienne nous arrivait des Alpes, et les bois d’alentour ressemblaient plus que jamais, avec leurs bruits de sources cachées, persistant seuls après les chants d’oiseaux et les frémissemens d’insectes endormis sous les fleurs, à cette forêt enchantée où Oberon et Titania égarèrent, pour les rendre ensuite l’un à l’autre, les amans rêvés par Shakspeare en un nuit moins belle que celle-ci.

Le vieux médecin et le vieux prêtre passèrent auprès de nous, leur pipe à la bouche :

— Ne craignez plus rien pour votre malade, dit le docteur.

— Pauvre Joanna ! reprit ma sœur Hélène, vous ne lui persuaderez jamais que cette fleur violette ne soit pas un charme.

— J’essaierai pourtant, répliquai-je. Oui, je lui dirai que le charme n’est point dans la chose elle-même, mais dans ce qu’elle exprime. Quand je vous serre la main, n’est-ce pas le signe que je pense à vous avec affection ? Et quand les gens s’aiment vraiment, tout pour eux devient un charme : fleur, mèche de cheveux, nœud de ruban, gant flétri et dépareillé, les moindres objets et qui auraient le moins de prix pour d’autres.

— Je vous comprends, dit Hélène avec son meilleur sourire, mais Joanna ne comprendra pas.

Et, en effet, la brave fille ne comprit jamais. Qu’importe ?