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le monsieur qui l’a trouvée et il nous a appelés pendant que nous cueillions des fraises. Alors moi j’ai crié, Peter est venu, et il a été chercher le médecin qui devait être au chalet d’Anton. Mais elle n’ouvrait toujours pas les yeux, il y avait du sang à son chapeau et nous avons eu peur de rester avec le monsieur ; il grondait, il disait : « Comment se fait-il que personne ne soit venu à sa recherche ? » Alors nous nous sommes sauvés.

— Petits imbéciles !.. De quel monsieur parlez-vous ? s’écria Mme Hofer.

Mais Nata, qui était tout à fait maîtresse d’elle-même, dit avec fermeté : — Il est bon que les enfans soient venus nous avertir. Nous irons à son secours. Conduisez-nous vers elle, mes petits. Vous donnerez l’ordre à une femme de nous suivre avec des couvertures et un cordial quelconque ; n’est-ce pas, cousine ? Partons vite.

Je l’accompagnai naturellement. Les enfans nous montraient le chemin. Dans le bois, nous rencontrâmes Peter qui courait à toutes jambes : il avait trouvé le médecin, nous dit-il. Tout irait bien. Inutile de s’effrayer. Dès le matin, il avait bien deviné qu’elle voulait monter au Schlern. On ne mourait pas pour une chute. Lui-même s’était autrefois cassé la tête et il ne s’en portait pas plus mal.

— Oh ! votre tête !… dit Mme Hofer avec un accent significatif et un dédaigneux haussement d’épaules.

— Tiens ! dit Peter, sans témoigner la moindre susceptibilité, l’étranger est parti !.. Elle est là, pauvre fille, près de ce grand rocher.

Au pied du Schlern, sur la mousse et les broussailles qui avaient amorti sa chute, Joanna gisait sans connaissance. Cette vallée si verte et si paisible était-elle la vallée de la mort ? Était-ce un lit funèbre ce tapis de gentianes ? Tout avait un aspect de riante fraîcheur. Les rochers eux-mêmes, les cruels rochers qui l’avaient déchirée, voilaient leurs dents aiguës sous des plantes grimpantes. Je ne vis rien au moment même que ce visage de marbre, mais aujourd’hui tous les détails de la scène me sont présens à l’esprit : je me rappelle la figure bouleversée de Mme Hofer, l’effroi des enfans, qui se cachaient derrière elle, et Nata penchée sur ce pauvre corps, soulevant la tête pâle et dégageant les tresses ensanglantées de cet inséparable chapeau tyrolien que la pauvre Joanna savait attacher si solidement. Ce jour-là, il était resté à sa place et c’était à lui probablement qu’elle devait d’avoir la vie sauve. On coucha Joanna sur un brancard de feuillage et on l’emporta en silence vers l’hôtel des bains.