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VIII.

Je dormis assez mal ; des lumières passaient à chaque instant devant ma porte. Longtemps après minuit, la padrona remonta chez elle. J’écoutais à intervalles réguliers le cri mélancolique du veilleur qui retentissait à travers le village silencieux. Enfin, je me levai. Passant une robe de chambre, je m’en allai prendre l’air sur le balcon. Déjà une autre personne y était accoudée, A son chapeau conique, je reconnus Joanna :

— Qui est là ? demanda-t-elle. Ah ! la signora m’a fait peur. Voyez, ajouta cette bizarre créature, voyez les étoiles, comme elles brillent ! Il signor comte connaît tous leurs noms… aux petites, aux grandes,.. tous… Il est savant, trop savant, hélas ! Il l’a ensorcelée. Enfin, elle dort. Si vous saviez tout ce qu’elle me dit !… Cela fend le cœur. Devant sa mère elle se contient, mais nous nous rattrapons ensemble. Je sais que le traître a passé près d’elle sans un salut, sans un mot, sans un regard ! Son chagrin m’a fait tant de mal que je suis sertie pour me consoler avec les étoiles, ne pouvant dormir.

Joanna avait quelque chose de l’exaltation d’une autre Jeanne, son illustre patronne. Elle aussi était capable d’un grand courage ; elle aussi rêvait d’un royaume à conquérir : le bonheur de Fortunata Sarti.

— Ah ! me disait-elle, la pauvre mignonne fait pitié avec ses joues pâles… plus blanches encore que la toile de l’oreiller. Et elle est si jolie !.. assez jolie pour être une dame qui se croise les bras d’un bout de la vie à l’autre. Tonina ne vaut pas mieux que moi, sauf qu’elle est fille de la patronne, mais Nata !.. une peau douce comme du satin, de petites mains, des cheveux d’or qui la couvrent. Savez-vous ce que je crois, signora ? — et sa voix prit un accent de mystérieuse terreur, — je crois que le comte compose des charmes avec ses plantes, qu’il a ensorcelé Nata par ce moyen et que cette maudite clochette bleue était une herbe magique. Nous l’avons détruite. Tout le mal est venu de là. Ne l’avez-vous pas entendu, quand il était en colère, dire qu’elle lui manquait seule pour achever son ouvrage et qu’il ne pourrait plus la remplacer ?.. Signora, est-ce que les Anglais croient aux charmes ?

— Personne, sauf les poètes, Joanna, non, personne n’y croit parmi les gens sensés. Si vous voulez, cependant, je dirai que mon neveu Tom, quand il brûle une feuille magique dont la fumée lui sort des lèvres, prétend que cette incantation chasse la mauvaise humeur. Moi, j’ai une précieuse petite herbe dans certaine boîte de plomb que vous connaissez, une herbe desséchée qui, arrosée d’eau bouillante, exhale le plus délicieux parfum et me réconforte