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mesuré, avec des allures plus élégantes : — Des messieurs et des dames de la ville, me dit Nata ; ils étaient partis, le matin, pour faire une grande partie dans les bois.

Le pique-nique semblait avoir réussi. Sur deux lignes, deux par deux, s’avançaient de jolies femmes, riant et causant avec leurs cavaliers. Toutes étaient nu-tête, sauf une seule qui portait un voile jeté sur ses boucles noires comme l’aile d’un corbeau et sur sa robe blanche.

— Cette dame-là va se marier lundi, fit observer Nata. C’est son sposo qui l’accompagne.

La gracieuse procession passa tout près de nous, si près que les robes des jeunes filles nous effleurèrent et que nous sentîmes le parfum des fleurs dont leurs mains étaient chargées. À la vue du dernier couple, Fortunata tressaillit : elle avait reconnu le comte, une dame à son bras. Je suppose qu’il nous aperçut, car il s’arrêta l’espace d’une seconde, presque imperceptiblement, pour disparaître ensuite avec les autres au bas de la rue.

Nata n’avait rien dit, mais bientôt elle prétendit qu’on avait besoin d’elle à l’auberge et nous quitta précipitamment. Lorsque nous rentrâmes à notre tour, la padrona était en train d’acheter des épingles d’argent au colporteur :

— C’est pour Nata, nous dit-elle. La pauvre chérie est revenue ce soir si pâle et si triste que je veux lui donner au moins un instant de plaisir. Seule, j’ai eu tort dans toute cette affaire, voyez-vous ! Mario dit vrai, j’étais ambitieuse ; elle est si gentille et si bonne, ma Nata, que je la croyais digne de la plus belle fortune ! Voilà mon excuse. Autrement, Dieu sait que je n’aurais jamais encouragé le comte. Quand elle sera partie, les gens comprendront bien que nous ne tendons de pièges à personne, que nous sommes fiers à notre façon, n’est-ce pas, signora ?

Puis elle se mit à me raconter que sa cousine Hofer était une veuve comme elle-même, tenant une auberge dans le Tyrol allemand, pour son plaisir surtout, parce qu’elle aimait la bonne société. Si nous allions à Bolzano, nous passerions tout près de là, et elle espérait que Nata ne nous embarrasserait pas trop. Du reste, Joanna la suivrait. Les deux petites étaient de fidèles amies.

Fortunata s’occupa ce soir-là dans la maison comme à l’ordinaire. Je l’entendais : son activité me parut un peu nerveuse. Plusieurs fois, elle éclata de rire, d’un rire triste qui n’était pas bien loin des larmes.