voir personne. Il dépassa la dernière maison du village, et je le perdis de vue.
Nous n’en avions pas fini avec les scènes. Un cri de Tonina nous rappela dans la salle commune où la pauvre petite Nata était tombée sans connaissance. Pâle comme la mort, échevelée, elle avait été transportée près de la fenêtre ouverte. Mario, calmé tout à coup, mais encore boudeur, se versait un verre de vin. Joanna, tout en lui décochant des regards furieux, jetait de l’eau avec énergie au visage de sa jeune maîtresse.
— Ya chercher la mère, dit Tonina en interpellant Mario avec sévérité.
La padrona bientôt accourut sur les pas de son fils, qui lui avait évidemment raconté l’histoke à sa manière. Pauvre mère, elle passait des plus tendres expressions de pitié à des reproches non moins affectueux :
— N’as-tu pas honte, Nata !.. La dame est là qui te regarde… Et on te voit de la rue… oui, tout le monde. Est-ce que Tonina s’évanouirait pour un caprice ? Mario a bien raison. Que cet original passe son chemin. D’un jour à l’autre il change d’avis. Cela ne peut convenir à d’honnêtes gens. D’ailleurs le rang de son excellence est trop élevé, tu comprends… tu n’es pas née pour être comtesse, Nata, ma chérie… Mon Dieu ! va-t’en donc, Mario ! cela lui fera du mal de te voir quand elle reprendra connaissance.
— J’ai agi pour son bien, répétait le caporal en levant les mains au ciel comme pour le prendre à témoin. Vous autres, vous la perdiez. Les femmes ne voient pas plus loin que leur nez. Rêvasser l’impossible, bavarder comme des pies, voilà leur affaire. Pendant ce temps-là les propos du voisinage vont leur train, et ce grand seigneur, que le diable emporte ! outrage les Sarti à son aise. Moi, je vous ai sauvées… sauvées malgré vous… et de quel danger ! Vous êtes des ingrates… oui, toutes, tant que vous êtes !
Là-dessus Mario sortit en poussant la porte avec fracas, et la mère, frappée de son éloquence, se remit à gourmander Fortunata, qui reprenait ses sens, la tête sur l’épaule de sa sœur et les yeux tournés vers la fenêtre avec un regard de tristesse indicible, comme si elle eût cherché à entrevoir encore, parmi les tiges emmêlés des œillets, celui qui l’avait quittée pour toujours.
— Mauvaise journée ! me dit Joanna en haussant les épaules. Cet imbécile a fait un esclandre et perdu l’avenir de sa sœur. Elle serait comtesse sans lui !
— Il en a dit trop long ! soupira Tonina.
— Chut ! interrompit la signora Sarti. Allez à votre besogne. Mario s’est conduit comme il convenait. Nous devions nous débarrasser de celui qui attirait sur nous les mauvais jugemens de nos