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chargées de foin, les granges regorgeaient de blé, le vin ne manquait pas dans les celliers ; la padrona donna, le lendemain, devant moi, des ordres au charpentier pour certaines constructions nouvelles, fct je trouvai Fortunata occupée à dérouler d’innombrables pièces de rubans et de dentelles qu’elle avait achetées à Agordo pour Tonina.

Cette Tonina, la fille aînée, était une brunette chargée de bijoux et qui, fiancée depuis peu, se montrait avant tout amoureuse de toilette. Jamais je ne la vis se soucier d’autres sujets. Elle nous guettait au passage pour tâter l’étoffe de nos robes, et nous la surprenions souvent dans notre chambre essayant les vêtemens qui lui semblaient jolis ; je ne pouvais la souffrir. La petite Nata, en revanche, était d’une grâce irrésistible. Tout le monde prenait à tâche de la gâter sans y réussir, car elle travaillait du matin au soir, aidant sa mère avec énergie et nous servant mieux que Joanna elle-même. Sa voix était ravissante ; elle chantait tous les airs de la montagne et aussi des morceaux d’opéra. Ses yeux bruns effarouchés faisaient penser à ceux d’une biche. Dès l’aube, elle se levait pour ne prendre souvent de repos qu’après minuit.

— Il n’en faudrait pas demander autant à sa sœur, disait Joanna en haussant les épaules.

Mais la personne qui nous intéressait le plus était la padrona elle-même, avec son beau visage expressif au teint sombre et la perpétuelle sollicitude qu’elle témoignait à ses enfans. C’était une de ces créatures qui naissent dames, quelle que soit leur situation dans la vie. J’aimais la voir accueillir ses hôtes avec une politesse à laquelle répondaient gauchement ces gars incultes à chapeaux pointus venus pour boire le vino nero. S’il y avait du bruit au cabaret, la padrona y entrait d’un pas résolu ; aussitôt le silence se rétablissait ; elle était toujours respectée. Je ris encore au souvenir de l’exécution tranquille qu’un jour elle pratiqua en ma présence. Un garçon de bonne mine, vêtu de vert, ses culottes courtes roulées sur des bas blancs irréprochables et son chapeau conique décoré d’un gros bouquet de roses, s’était mis soudain à hurler des chansons bachiques en renversant les chaises.

La padrona posa une main sur son épaule.

Angelo, mon garçon, c’est assez, lui dit-elle, retourne-t’en chez toi tout de suite.

Le ton grave qu’elle avait pris parut le dégriser, et il fila sans répondre un seul mot.

Les Italiens, s’ils vous prennent en amitié, vous livrent leurs sentimens et leurs affaires avec une confiance qui paraît touchante à des gens plus réservés. Bientôt la signora me mit au courant de