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Mais le plus grave défaut de cette loi est de laisser supposer que le gouvernement turc soit en état d’acheter des objets antiques. Comme il n’en a jamais été ainsi, les stipulations relatives à l’exportation sont restées lettre morte. Dans la pratique, le gouvernement a simplement confisqué toutes les antiquités trouvées en circulation. Il n’a jamais, en aucune façon, indemnisé les propriétaires. De là sont résultés des abus que nous devons indiquer en quelques mots.

En premier lieu, comme les fouilles régulières devenaient difficiles[1], les fouilles clandestines se sont multipliées, entraînant les mêmes abus et les mêmes actes de vandalisme que dans le royaume hellénique. Il n’y a pas longtemps, je fus appelé à Smyrne dans l’arrière-boutique d’un petit commerçant, et l’on me montra trois têtes de marbre qui provenaient de Mylasa, en Carie. Je remarquai du premier coup que l’une d’elles avait été sciée. On m’en donna tranquillement le motif : la statue entière n’aurait pu être transportée sans être frappée de confiscation. J’ai vu, dans une bourgade de l’Anatolie, plusieurs statues importantes trouvées en creusant une cave : je n’ai pu ni les acquérir, ni demander à la Porte l’autorisation de les exporter, car elle aurait répondu en dépouillant le possesseur. Ainsi, grâce à une loi copiée sur la plus absurde des lois grecques, les méfaits que nous avons signalés en Grèce se produisent aujourd’hui en Turquie, et dans des proportions encore bien plus désastreuses, puisque le gouvernement confisque toujours et n’achète jamais.

En second lieu, l’habitude des fouilles clandestines a eu pour conséquence, comme en Grèce, que les provenances des objets découverts et exportés ont été systématiquement altérées. Bien des archéologues désignent encore les terres-cuites asiatiques sous le nom de terres-cuites d’Éphèse, alors que la nécropole de cette ville n’a pas fourni une seule des statuettes envoyées en Europe avec cette désignation[2]. La confusion est encore augmentée par les artifices des faussaires, dont l’énumération fournirait à elle seule la matière d’un long travail. L’industrie de ces gens est singulièrement encouragée par le mystère dont s’enveloppent les fouilles qui ne sont pas entreprises par les gouvernemens étrangers. Les Turcs ont bien souvent donné dans le piège en confisquant des objets fabriqués comme s’il se fût agi de trésors. On m’a raconté à

  1. Le produit des fouilles que j’ai faites en 1881 dans la nécropole de Cymé, fouilles qui n’étaient nullement clandestines, a été confisqué par le gouvernement sur un prétexte puéril. Il est juste d’ajouter que c’était sur la dénonciation d’un étranger, qui aurait voulu fouiller à ma place.
  2. Les terres cuites dites d’Éphèse proviennent de Pergame, de Smyrne, de Tralles ou de Myrina, où des fouilles productives ont été faites dans ces dernières années par M. E. Pottier et moi (voir les tomes V et VI du Bulletin de correspondance hellénique). Un tiers de la collection recueillie par nous est au musée de Constantinople, le reste à l’École française d’Athènes.