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reconnaîtront là un trait de leur nature, ce que les Anglais appellent avec une justesse si expressive the dog-in-the-manger theory. Il n’est pas besoin d’expliquer pourquoi la science et même la curiosité d’ordre élevé perdent beaucoup à cet éparpillement infini des œuvres d’art. Les voyages dans l’intérieur de la Grèce ne sont pas faciles : la plupart des villages où se trouvent des collections n’offrent même pas un gîte pour la nuit. Si la science y perd, les voleurs d’antiquités y trouvent leur compte. En 1866, M. Rangabé a déterré, avec le produit d’une souscription publique, de nombreux fragmens de sculptures de l’Héraion d’Argos. Ils sont restés à Argos, ou plutôt il n’en est resté que quelques-uns : des soustractions successives en ont diminué le nombre au point de rendre désormais impossible toute tentative de restitution. M. Rangabé regrette peut-être aujourd’hui de les avoir fait sortir du sol.

Deux musées de province méritent en particulier d’attirer l’attention des archéologues par les richesses extraordinaires qu’ils ont acquises en ces dernières années. Le premier est celui d’Olympie, où quelques granges humides, mal éclairées, trop petites, abritent ou recèlent depuis cinq ans les frontons du Péonios et d’Alcamène, des bronzes d’une beauté incomparable et le maistre du chœur, le divin Hermès de Praxitèle. Ce chef-d’œuvre, que l’Europe aurait couvert d’une montagne d’or, n’a même été mis debout que tout récemment : je l’ai vu à Olympie, couché sur la terre humide, exposé à l’influence des variations de température dans une région malsaine dont le climat n’épargne ni les hommes ni les statues. Pausanias nous apprend que de son temps on arrosait d’huile le Jupiter de Phidias à Olympie pour empêcher que l’humidité ne le rongeât. L’insouciance a fait des progrès depuis. Au mois de janvier 1883, la pluie tombait sur l’Hermès à travers le toit délabré de la grange! Le poli extraordinaire des chairs, les traces précieuses de coloration et de dorure, tout cela aura bientôt disparu. La Grèce a bien fait de garder l’Hermès, et bien coupables ont été ceux qui, dans un moment de rêverie politique, ont proposé d’en faire abandon à l’Allemagne. Mais, si elle le conserve, elle doit savoir le préserver. Cette merveille que lui a rendue l’Allemagne savante est un dépôt que la civilisation tout entière a fait entre ses mains : elle rend la Grèce responsable de la coupable négligence avec laquelle son plus beau trésor a été traité depuis quatre ans.

Aussitôt que les fouilles d’Olympie commencèrent à donner les résultats magnifiques que l’on sait, tous les archéologues étrangers, et même beaucoup d’Athéniens instruits, réclamèrent avec insistance qu’on transportât ces chefs-d’œuvre à Athènes pour qu’ils y fussent accessibles aux curieux et aux savans du monde entier. Mais comme les fouilles attiraient journellement une foule de visiteurs dans cette