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objets, les plus importans de tous, que sévit le vandalisme le plus affligeant. Un paysan découvre une statue dans un champ. S’il essaie de la vendre, comme le transport en est difficile, l’éphorie sera informée et prononcera la confiscation ; s’il avise lui-même le gouvernement dans le délai réglementaire de trois jours, on lui offrira un prix dérisoire, et il ne pourra vendre sa statue à un tiers qu’en acquittant le droit énorme de 50 pour 100. Que fera le paysan dans ces circonstances? Quelquefois il cédera la statue au prix qu’on lui offre; plus souvent, il l’enfouira de nouveau avec l’espérance plus ou moins lointaine de la déterrer un jour pour la vendre secrètement. Souvent encore, hélas ! il saisira la première occasion pour détacher la tête, une main, un pied et se rendra à Athènes pour débiter sa statue en détail. Quand tous les musées d’Europe et tous les cabinets d’amateurs auront été catalogués avec soin, combien l’on découvrira de ces fragmens qui se rajustent, membres de statues à tout jamais dispersés ! Combien l’on en voit déjà dont les cassures régulières et récentes attestent trop clairement la mutilation intentionnelle ! — Mais, à côté des statues complètes que l’on brise, il y a les statues brisées qu’on ne complète pas. La plupart des grands marbres antiques, en effet, n’arrivent pas intacts jusqu’à nous : renversés à une époque ancienne des piédestaux qui les portaient, ils se sont brisés naturellement aux points faibles, c’est-à-dire au cou, aux attaches des jambes et des bras, et les fragmens qui les composaient, séparés du torse, restent disséminés sous une couche de terre qui augmente avec les années. Dans l’état actuel de la législation, lorsqu’un paysan rencontre une tête antique, il n’a garde de donner l’éveil en fouillant avec soin la terre avoisinante : il se défait au plus vite de sa trouvaille et laisse les autres parties de la figure attendre sous terre l’heure de la résurrection. Ce que la science perd ainsi, un exemple suffira à le prouver. Tout le monde a vu au Trocadéro, en 1878, une tête d’athlète du style archaïque le plus pur, qui faisait partie de la belle collection d’un jeune savant[1]. Cette tête, qui est aujourd’hui dans une collection privée à Copenhague, est presque unique en son genre et marque une étape dans l’histoire de l’art. Or, sans la loi qui régit les trouvailles d’antiquités en Grèce, ce n’est probablement pas une tête seulement, mais une statue entière qui serait venue occuper la première place dans la série si peu nombreuse des œuvres de l’ancienne école attique. La tête a été trouvée à l’ouest d’Athènes, tout auprès de l’usine à gaz, c’est-à-dire sur le bord de l’ancienne

  1. Elle a été reproduite par la gravure dans les Monumens publiés par l’Association pour l’encouragement des études grecques, 1877.