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tel autre. Un seul homme, grand dignitaire byzantin du XIIIe siècle, a pris soin de recueillir avec une pieuse sollicitude ce qu’on pourrait appeler le martyrologe des œuvres d’art conservées à Constantinople au moment de la quatrième croisade et détruites alors par l’avidité des Latins. Cet écrivain est Nicétas Acominat de Chonæ, qui a raconté, en même temps que Villehardouin, la prise de Constantinople par les croisés. Son petit livre sur les Statues antiques que les Francs ont détruites à Constantinople[1] manque à la vérité de précision ; combien pourtant on sait gré à leur auteur de ces quelques pages émues où respire encore l’amour du beau, l’esprit de la vieille Grèce! Nicétas a été témoin des actes sauvages qu’il raconte, il a assisté à la ruine de sa patrie, aux orgies d’une invasion victorieuse; mais au milieu de tant de désastres qui le condamnaient à la misère et à l’exil, il ne regrette rien avec plus d’amertume que la perte des chefs-d’œuvre du passé, de ces bronzes de Lysippe, héritage de Rome et de la Grèce, que la barbarie occidentale transformait en grosse monnaie. Ce qu’il pleure dans les ruines de Constantinople, c’est ce que la postérité y pleurera avec lui. Expulsé de sa demeure par l’incendie, privé de ses biens par le pillage, il ne daigne pas donner une parole de regret aux trésors qu’un instant détruit, mais que remplacent le temps et l’industrie des hommes. D’autres ont été anéantis, que les siècles futurs ne remplaceront jamais. L’opuscule précieux où il a exhalé ses plaintes, composé dans ses tristes loisirs de la cour de Lascaris à Nicée, est sans doute encombré de cette mythologie froide et de cette rhétorique prétentieuse qui, chez les écrivains byzantins, remplacent souvent et traduisent parfois l’érudition solide et le sentiment sincère. Mais c’est en même temps un suprême adieu, touchant malgré son enflure, à des œuvres qui représentaient le plus pur produit de la civilisation grecque. On pardonne à cette oraison funèbre des marbres et des bronzes le mauvais goût étrange où elle se complaît. Le livre de Nicétas n’est pas seulement un document de haute valeur : c’est la dernière condamnation qu’un représentant de la civilisation antique en Orient ait portée contre le vandalisme qui allait poursuivre son œuvre et la couronner, près de six siècles plus tard, par la destruction du Parthénon.

On attribue souvent à l’esprit iconoclaste du christianisme la plupart des ravages dont tout l’Orient porte encore la trace[2]. C’est

  1. La traduction française de Buchon (Collection des chroniques nationales françaises, t. III, 1828, p. 325-338) est très défectueuse. Le texte a été publié, avec une traduction allemande et un commentaire, dans le cinquième volume de l’histoire des croisades de Wilken et reproduit dans la Byzantine de Bonn,
  2. Nous ne nous occupons ici que de l’Orient, mais à Rome même les imitateurs de Polyeucte ont fait bien moins de mal que les séditions, les guerres, l’ignorance, et surtout la coutume, stigmatisée par Æneas Sylvius, de transformer les marbres en chaux. Sous les empereurs chrétiens, il y avait un comes rerum nitentium chargé de la conservation des objets d’art. « Les premiers papes eux-mêmes, dit Ottfried Müller, montrèrent parfois du goût pour l’éclat que les restes de l’antiquité répandaient sur la ville sainte, notamment Grégoire le Grand, justement réhabilité à cet égard par Fea. »