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armées de Frédéric II, et la forteresse qu’ils occupaient, achevée en 1227, le principal point d’appui de la domination des Hohenstaufen dans les provinces touchant à l’Adriatique. Quand la rupture entre l’empereur et le pape fut devenue ouverte et irrémédiable, la présence des musulmans à Lucera devint un des griefs dont le souverain pontife fit le plus retentir le monde chrétien contre Frédéric. Pourtant l’emploi d’une garde sarrasine auprès du souverain n’était pas autre chose qu’une tradition des princes normands. Ceux-ci, et Robert Guiscard tout le premier, avaient constamment employé les contingens des Arabes de Sicile, de l’aveu même de la papauté, dans leurs guerres en Italie, et l’armée qui, au prix de l’incendie d’une partie de Rome, avait délivré Grégoire VII, se composait en majorité de musulmans, sans que ce pontife eût éprouvé le moindre scrupule de voir des infidèles servir sous sa bannière. Depuis plus d’un siècle, la seule force militaire permanente des principautés franques fondées en Syrie par les croisés consistait dans les corps soldés de musulmans indigènes, désignés sous le nom de turcoples, et l’office de grand-turcoplier était la première charge militaire de la cour de Jérusalem.

Pour donner cependant une certaine satisfaction aux plaintes du pape, Frédéric ouvrit librement l’accès des casernes de ses Sarrasins aux missionnaires franciscains et fit même bâtir dans leur forteresse, à côté de leur mosquée, une église destinée à ceux qui voudraient se convertir. Mais il savait d’avance qu’il n’y en aurait aucun. Il persista à refuser aucun avantage au changement de religion, et, traitant à la cour les musulmans sur un pied d’exacte égalité avec les chrétiens, son scepticisme, blessant pour les croyances de son époque, se plaisait à réunir à la même table des évêques et des capitaines arabes. Bientôt, du reste, à mesure que la lutte avec le saint-siège devint pour l’empereur une question de vie ou de mort, il sentit davantage quel prix avaient pour lui les services de troupes sur qui les anathèmes ecclésiastiques n’avaient aucune action, dont le fanatisme religieux éprouvait, au contraire, une satisfaction sauvage à combattre contre le pontife catholique. En 1239, Frédéric, pour donner plus de cohésion à ses Sarrasins, les concentra tous à Lucera, faisant venir dans ce lieu ceux qui avaient habité jusqu’alors à Acerenza et à Girofalco, y amenant en grand nombre de nouvelles familles qui étaient restées jusqu’alors en Sicile, et les renforçant enfin de bandes mercenaires qu’il faisait recruter en Afrique. La colonie musulmane de Lucera monta ainsi jusqu’à soixante mille âmes. Le château-fort ne pouvait plus lui suffire; on lui livra aussi la ville. Et l’empereur ferma les yeux sur la façon cruelle dans les nouveaux colons musulmans molestèrent les rares habitans chrétiens qu’ils y trouvèrent, les forçant à