Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conjugale comme celle du ménage Barton, et qui du témoignage d’une douleur sincère chez le plus médiocre des hommes peut faire jaillir un large courant de sympathie comme celui dont la mort de Milly est l’occasion pour le pauvre Barton. La nature a été surprise et révélée dans ses voies indirectes d’opérer et de créer le bien, justifiée de ses apparentes ironies, excusée de ses injustices momentanées ; toute la confiance qu’un cœur généreusement optimiste peut mettre en elle est là tout entière, sans une ombre de doute, sans une velléité de sarcasme, sans un accent de colère ou d’indignation.

Si l’Histoire d’Amos Barton est la plus curieuse comme œuvre d’art des trois nouvelles qui composent les Scènes de la vie cléricale, le Repentir de Janet est celle dont la donnée est la plus philosophique. Bornons-nous pour l’instant à cette mention sommaire ; les œuvres de George Eliot ont entre elles des correspondances étroites et multipliées de sentimens et de pensées, et nous retrouverons partout cette donnée, avec Romola, avec Félix Holt, avec Middlemarch et Daniel Deronda. Mais, avant de quitter les Scènes de la vie cléricale, il nous faut saluer la haute, impartiale et intelligente tolérance dont ce livre témoigne. Qu’un philosophe pratique la tolérance, cela n’a rien que de fort naturel, bien qu’en réalité il n’en soit pas toujours ainsi ; mais ce qui mérite d’attirer l’attention dans le cas de George Eliot, c’est que cette tolérance, qui aurait le droit d’être simplement négative, est, au contraire, fondée sur l’estime et la sympathie. Scènes de la vie cléricale ! sur ce seul titre, si l’on vous dit que l’auteur est en dehors de toute orthodoxie et libre penseur avéré, vous imaginerez assez logiquement une série de malins pamphlets ou de caricatures, mordantes et fines si l’auteur est homme d’esprit, outrées et méchantes s’il ne l’est pas. Il n’y a rien de cet esprit de satire chez George Eliot, et l’on n’y rencontre pas davantage les singulières exigences de l’incrédulité en fait de ministres et de pureté de doctrines. Les personnages de clergymen remplissent non-seulement les deux volumes des Scènes de la vie cléricale, mais sont nombreux dans ses autres écrits ; je ne crois pas qu’il y ait un seul caractère où l’auteur fasse sentir une intention d’ironie, pas un n’est représenté comme inférieur à ses fonctions, pas même le pitoyable Amos Barton, pas un n’est représenté comme une pierre de scandale, pas même les ecclésiastiques mondains de Félix Holt et de Middlemarch. Il y a mieux ; si elle a une préférence, c’est pour ces derniers, et cette préférence est fondée précisément sur les raisons pour lesquelles l’esprit de secte ordinaire les condamne. Son idéal d’ecclésiastique, c’est le ministre chez qui le clergyman n’a pas effacé le gentleman, M. Gilfin des Scènes de la vie cléricale,