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recrute parmi les élémens les plus énergiques, les esprits les plus vifs de notre pays. » — M. Yousof affirme qu’aujourd’hui le raskol tend de plus en plus à sortir de son cadre dogmatique et de sa tradition immobilisée pour se confondre avec le mouvement rationaliste des sectes nouvelles. Voici sa conclusion sur l’état actuel du vieux schisme : « La partie avancée professe le rationalisme religieux, et le reste est dans le chemin qui y conduit… grâce aux bezpopovtzi, — sans-prêtres, — le rationalisme s’étend rapidement sur la terre russe. » Or les bezpopovtzi, avec leurs nuances innombrables, forment le gros de l’armée du raskol ; on en compterait jusqu’à huit millions. Si cette assertion de M. Yousof est exacte, il ne resterait que peu de refuges à cet esprit byzantin dont je parlais en commençant et qui inspira d’abord les hérésiarques russes. Quoi qu’il en soit de cette évolution des schismatiques, séparés depuis deux siècles de l’église orthodoxe, vers les idées et les sectes évangéliques, il est certain que ces sectes bénéficient presque exclusivement des déserteurs actuels de l’orthodoxie ; je suis en mesure d’établir qu’en ce moment, dans la province de Kharkof, la propagande des stundistes fait de nombreux adeptes. En ces matières, il est téméraire de se fier aux chiffres que chacun avance ; la statistique n’est qu’une arme aux mains des partis. Un seul document officiel, qui date de trente ans, nous donne une base sérieuse ; c’est le rapport du comte Pérovski, ministre de l’intérieur en 1850, à l’empereur Nicolas, après l’enquête de Liprandi : le ministre estimait à neuf millions le nombre des raskolniks et dissidens de toute catégorie. Depuis lors, avec l’accroissement normal de la population et la propagande, tous les auteurs acceptent comme un minimum pour ces dernières années le chiffre de douze millions de dissidens. Champions ou adversaires de l’orthodoxie, tous les Russes, si divisés qu’ils puissent être sur la valeur des doctrines, sont unanimes à constater avec M. Yousof que cette sélection s’opère sur les élémens les plus robustes et les plus développés de leur peuple.

De ces faits, quelques personnes seront peut-être tentées de conclure que la Russie est à la veille d’une réformation religieuse ; ce serait aller bien vite en besogne et se méprendre, à mon sens. Nous ne voyons ici rien de semblable à l’explosion irrésistible, ordonnée, dirigée par de puissans esprits, qui souleva les âmes au XVIe siècle. Nous assistons aux anxiétés, aux tâtonnemens, au réveil inconscient de l’esprit critique et à la révolte du sens religieux qui marquèrent dans le nord de l’Europe les premières années du XVe siècle. Le paysan de Tver qui nous a servi de type d’étude est un isolé, un impuissant : que ses disciples l’enterrent nuitamment sous le plancher ou qu’il aille chercher le sommeil orthodoxe