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la bonté enfantine de leurs paysans ; en effet, je ne connais pas de peuple plus doux ; en un an, dans une vaste province, il se commet moins de crimes contre les particuliers qu’en un mois dans un quartier de Paris ; même quand le moujik est ivre, et Dieu sait si c’est fréquent ! presque jamais de rixes. D’autre part, l’histoire de ce peuple si doux enregistre jusqu’aux jours présens les crimes publics les plus tragiques ; et le lecteur d’Occident, qui s’indigne au récit des vengeances exercées contre les malheureux juifs par ces mêmes paysans, les traite de barbares ; il a raison, et les patriotes russes n’ont pas tort. Il n’y a pas de contradiction dans ces deux aspects. Chez tous les primitifs l’impulsion d’une seconde jette l’homme d’un extrême à l’autre ; la loi des réactions fait que le plus flegmatique d’habitude sera le plus colère à son heure. Le paysan russe est, suivant son expression populaire, « une âme d’or » prise dans des organes brutaux ; terrible sera la minute où, sous le poids d’une idée fixe, d’une souffrance, « l’âme d’or » étouffée lâchera la bête en liberté.

Sutaïef est-il une exception dans son milieu ? Je renvoie ceux qui soulèveraient cette objection au curieux petit livre de M. Yousof sur les dissidens[1]. Ils y verront que, sur tous les points du territoire russe, on constate des manifestations identiques à celle qui vient de nous occuper. C’est Bondaref, le paysan de Saratof, de la secte des autobaptistes : celui-là a écrit un opuscule, le Véritable chemin du salut, où la doctrine est, à peu de chose près, celle de Sutaïef ; c’est Gabriel Zimine, le cosaque du Don, qui a fondé la secte des non-prians, et enseigné que le chrétien n’a nul besoin d’une église, mais uniquement de l’évangile, de la prière mentale et de la recherche de la perfection ; c’est Yakovlef, qui prêchait à Kostroma la vie spirituelle et la communauté des biens. Je cite au hasard, dans le nombre. Tous ces apôtres populaires parlent à leurs adeptes d’un pays idéal, Biélovody, la terre des Eaux-Blanches, qui existe quelque part en Asie ; dans cette île d’Utopie des sectaires russes, il n’y a ni vol ni injustice, pas d’impôts, pas de fonctionnaires. — Suivant M. Yousof, le raskol ne fut à l’origine que la forme d’opposition naturelle au peuple russe, une protestation de l’esprit démocratique et de la vieille indépendance contre la conception gouvernementale tartare, puis allemande, des tsars Alexis et Pierre Ier; le schisme reçut son organisation dogmatique du bas clergé, soulevé contre les tentatives du patriarche Nicon pour le hiérarchiser plus fortement. Depuis « le raskol est devenu chez nous La seule issue pour tous ceux qui ont soif de vie spirituelle, il se

  1. J. Yousof, Rousskie dissidenti, Saint-Pétersbourg, 1881.