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l’œuvre du traité de Berlin, qui, sans déroger à ce que le traité de Paris avait décidé pour la liberté du Danube, a créé une situation nouvelle, suscité de nouveaux intéressés, de nouveaux copartageans d’influence, et nécessité par suite de nouvelles combinaisons mises à l’étude depuis quelques années. Bien des projets ont été déjà faits ; il y a eu même un projet français qui a paru rallier un moment les grands cabinets. On n’a pu, en définitive, arriver à s’entendre ; s’entendra-t-on mieux dans la conférence qui s’ouvre à Londres ?

À l’heure qu’il est, la question pratique pour la conférence est de déterminer le régime des diverses zones danubiennes, d’organiser, à côté de la commission européenne dont on veut prolonger les pouvoirs et étendre la juridiction, une autre commission mixte d’exécution ou de surveillance composée des états riverains du Bas-Danube. C’est dans ce Bas-Danube qu’est le gros embarras. S’il n’y avait que des difficultés techniques, ce ne serait rien, ce ne serait pas une affaire de haute diplomatie ; mais il est bien clair que, sous cette forme de la composition et du rôle de la commission mixte qu’on veut créer, c’est l’éternel conflit de toutes les influences qui se disputent sans cesse cette région des Balkans ; c’est en un mot la question d’Orient qui s’agite encore une fois. La Roumanie, qui possède une grande partie du cours du Bas-Danube jusqu’au delta, qui a sa fierté de nouveau royaume, tient passionnément à ses droits et prétend garder toutes les prérogatives de la souveraineté ; elle menace de s’opposer à tout ce qui serait décidé sans elle ou contre elle. L’Autriche, à son tour, poussée par la logique irrésistible de sa nouvelle politique orientale, soutenue par l’Allemagne qui considère le Danube comme la grande artère du commerce allemand, l’Autriche déploie toute son habileté pour s’assurer la prépondérance sur le Bas-Danube, pour s’attribuer la première place dans la commission mixte qui va être créée. D’un autre côté, survient la Russie, qui redevenue riveraine du Danube, reprend ses vues traditionnelles et revendique ses droits de souveraineté exclusive sur la bouche du fleuve qu’elle possède.

Comment concilier toutes ces prétentions, ces ambitions qui se sont déjà rencontrées si souvent, qui se rencontreront plus d’une fois encore dans ces contrées ? C’est à coup sûr un problème des plus compliqués, et c’est précisément parce que, dans cette question de liberté de navigation et de commerce, il y a bien d’autres questions d’équilibre oriental et européen, c’est pour cela que la France aurait eu besoin d’avoir toute sa liberté, d’entrer dans cette délibération diplomatique avec une politique suivie et réfléchie, avec le vif sentiment de ses traditions et de ses intérêts nationaux. La France aurait pu certainement, dans cette conférence nouvelle, au milieu de ces rivalités et de ces conflits de prétentions, exercer une influence utile, s’assurer dans tous les cas une position conforme à ses intérêts de grande puissance. L’occasion était favorable pour elle, d’autant plus que quelques-