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sûr, je ne ferai pas un compliment pareil à M. Richepin, dont l’Ambigu vient de représenter la Glu. M. Richepin s’est fait connaître, voilà bientôt dix ans, par un volume de poésies : la Chanson des Gueux. Le parquet lui fit la grâce de le poursuivre et les tribunaux de le condamner pour quelques pièces un peu crues : il n’était pas besoin de ce signal pour faire remarquer l’ouvrage. Le titre ne mentait pas : c’était bien la poésie des gueux que l’auteur avait extraite de leurs haillons, de leurs yeux caves et de leurs sentimens confus. La solidité de sa langue, l’éclat et la netteté de ses vers le recommandaient aux lettrés, comme le choix de ses héros à tous les curieux. Un second volume, les Caresses, prouva moins de mérite ; dans ces strophes harmonieuses le poète avait mis peu de sens ; c’étaient de jolis couplets, fleuris d’épithètes comme un kaléidoscope de couleurs, et tintant comme un chapeau chinois dont chaque grelot serait une rime : des romances sans musique, qui semblaient des romances sans paroles. Puis vint Madame André, un bon roman, ou du moins un roman tiré des bonnes sources : l’étude de deux caractères en fait l’intérêt ; on y trouve avec les bouillons d’une jeunesse généreuse, des rudimens de psychologie fort honorables. Je passe quelques nouvelles, et j’arrive à la Glu, le second roman de M. Richepin, dont il vient de tirer son drame. Le drame, comme le roman, au dire de certains critiques, appartient à l’école naturaliste. Il est bien vrai que le plus souvent, — ceci n’est pas une nouveauté pour les lecteurs de cette Revue[1], — l’œuvre d’un « naturaliste » français n’est pas conséquente à sa doctrine ; mais je crois que, dans la galerie des conceptions naturalistes, on en trouvera difficilement une seconde aussi romantique que celle-ci.

Qu’une échappée des Folies-Bergère, une fille de Paris, laide, maquillée, vicieuse, experte en artifices de galanterie, devienne sur une plage, entre les rochers et le ciel, la maîtresse d’un gars breton, sain et robuste comme une brute, assurément c’est possible, comme il est possible qu’une reine d’Espagne soit éprise d’un laquais, mais ce n’est pas moins exceptionnel, et ce n’est pas moins une exception obtenue par le procédé du contraste. J’ajouterai que c’est une exception pittoresque, encore que d’un pittoresque saugrenu, — car on s’étonnerait de voir au Salon des Champs-Elysées une drôlesse de M. Manet, en tenue de promenoir de café-concert, se détachant sur un fond de marine, au bras d’un chouan de M. Le Blant ; c’est une exception pittoresque, et, d’autre part, qui prête à de curieuses dépenses de vocabulaire, si tel personnage parle l’argot du trottoir et tel autre l’argot du port ; mais cet exception est moins convenable à l’œuvre littéraire, soit romanesque,

  1. Voir les études de M. Brunetière sur le Roman naturaliste, et particulièrement les deux chapitres : « le Roman expérimental » et « le Naturalisme anglais. »