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l’écart des plaisirs, dans une condition honorable et modeste, ils ne respiraient que les intérêts de la liberté et le bien du pays. Ils prirent en main les affaires : c’étaient des mains nettes, un peu tendres, des mains que n’avait pas durcies encore un premier exercice du pouvoir. Hélas ! avant peu, ces hommes généreux s’aperçurent qu’il est plus difficile de bien faire que de bien vouloir ; la vertu de quelques-uns avait besoin pour subsister d’être nourrie d’illusions : elle s’affaiblit. D’autre part, ces hommes d’état improvisés étaient moins préparés encore aux vanités de la vie publique qu’à ses devoirs. Corrompus par les déceptions, et dégoûtés de l’idéal comme d’un maître trop difficile à servir, ils prirent le goût des avantages réels. Ils furent grisés par le bruit de cette foire aux plaisirs qui se tient dans les avenues du pouvoir ; ayant goûté cette ivresse, ils ne purent plus s’en passer. Ils sortirent du conseil des ministres pour entrer dans le conseil d’administration d’une banque : la salle de l’un et l’autre conseil donnait sur les coulisses de l’Opéra.

Assurément un de ces hommes pouvait être le héros d’un roman, — puisqu’il offrait au psychologue une curieuse étude de caractère, — et le héros d’un drame, puisque le point capital de son histoire était une crise de conscience. D’ailleurs on pouvait le supposer marié ; il perdrait, avec la naïveté de l’homme d’état, la pureté de l’homme de famille. Auprès de lui, dans l’imagination logique de l’auteur, se dressaient sa femme, sa maîtresse : l’une, représentant, avec leur charme permis, les vertus du foyer bourgeois, qui ne trouvent guère leurs sûretés qu’en province ; l’autre, une aventurière de Paris, une de ces dangereuses filles comme il n’en fleurit que dans cette ville, sur les frontières douteuses des classes, qui exercent de ci, de là leurs ravages sans avoir la moralité d’ici ni la franchise de là ; une de ces créatures ambiguës qui, pour l’excuse des naïfs et pour leur perte, joignent en elles naturellement les séductions des différens ordres. Voilà désignés déjà les acteurs essentiels du drame. Autour de ces personnages on ferait grouiller tous les comparses du monde administratif et parlementaire : affairés, intrigans, diplomates de couloir ou d’antichambre, solliciteurs financiers en quête de concessions, députés en quête d’opinion, courtiers de majorité, publicistes véreux ou même intègres, ambitieux ou désintéressés, Égéries de salon, spectateurs narquois de la comédie politique. Il n’était pas besoin, pour connaître tous ces personnages, de recourir aux « Souvenirs d’un valet de chambre : » le chroniqueur du Temps n’avait qu’à dire ce qu’il avait vu dans ce monde, qui lui était ouvert. Aussi le roman qu’il écrivit parut-il un des plus animés, un des plus exacts, un des mieux traduits de la vie contemporaine qu’il fût donné au public d’apprécier, en même temps que l’un de ceux dont le sujet était le plus digne des lettres.