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avait donc une grande dispersion de voix. S’il eût suffi d’une infime majorité pour que la décision fût valable, souvent, à cause du nombre infini des noms divers inscrits sur les bulletins, une minorité eût primé la majorité, un homme eût été banni par un très petit nombre de citoyens, c’est-à-dire contre le vœu de la masse des citoyens.

L’exilé avait dix jours pour dire adieu à ses amis et arranger ses affaires ; puis il devait s’éloigner de la cité pendant dix ans, à moins qu’il ne fût rappelé avant ce temps par un décret du peuple, ce qui arriva quelquefois. Les rares défenseurs de l’ostracisme ont fait remarquer que ce n’était pas un châtiment. L’exil par vote populaire différait essentiellement, en effet, du bannissement prononcé dans les formes légales par les tribunaux. Le bannissement était à perpétuité ; il entraînait comme peines accessoires la dégradation civile et la confiscation des biens du condamné. On accompagnait la sentence d’imprécations sacramentelles : « Qu’il fuie et qu’il n’approche jamais des temples ; que nul ne l’approche ni ne lui parle ; que nul ne l’admette aux prières et aux sacrifices ; qu’on lui refuse l’eau lustrale ! » Rien de cela n’existait pour le citoyen frappé par l’ostracisme. Il conservait ses biens sur le sol de l’Attique et n’était ni dégradé ni maudit. Mais c’est par cela même que l’ostracisme n’était pas une peine, qu’il était une iniquité. Celui que les héliastes condamnaient au bannissement était un criminel ; celui que le peuple envoyait en exil n’était coupable que de services rendus à la cité. On avait permis à l’un de présenter sa défense, on refusait à l’autre de faire entendre sa voix. En décrétant l’égalité de tous les citoyens devant la loi, les Athéniens avaient posé le grand principe du droit. En établissant l’ostracisme, ils avaient créé la raison d’état, ce terrible et décevant sophisme qui, tour à tour invoqué par les Critias et les Néron de tous les temps, a fait commettre tant de crimes, sans réussir à rien fonder de durable. Les factions passent, les empires tombent, les peuples eux-mêmes disparaissent. Il n’y a d’éternel que la conscience humaine.


II

Les Athéniens aimaient à attribuer à leurs institutions une origine très ancienne, légendaire, quasi divine. Leur vanité en était flattée et les lois en prenaient une autorité plus grande. C’est ainsi que certaines traditions faisaient remonter l’ostracisme jusqu’au temps de Thésée, ce roi d’Athènes qui probablement n’a jamais existé. Les fils de Pisistrate ont passé aussi pour les auteurs de l’ostracisme. Maîtres absolus dans Athènes, avaient-ils besoin d’en