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public, soit la rivalité de deux chefs. Mais l’orateur s’abstenait par sa harangue de citer aucun nom. C’eût été fausser le principe de l’ostracisme, qui voulait que tout citoyen décidât en pleine liberté, sans pouvoir être ébranlé dans son impression spontanée par les argumens oratoires, quel homme nuisait aux intérêts de l’état et devait être banni. C’eût été aussi permettre aux Athéniens éminens, ouvertement menacés, de se défendre et de prononcer leur apologie. Comme ils n’étaient pas désignés en termes précis, ils ne pouvaient intervenir dans la discussion autrement que d’une façon générale ; s’ils eussent mis en avant leur personnalité, on leur eût retiré la parole sous prétexte qu’ils n’étaient pas en cause. Les formalités de l’ostracisme étaient tout justement pour protéger le peuple contre les surprises de l’éloquence. D’ailleurs personne dans l’assemblée n’était dupe de l’équivoque de la motion ; chacun voyait vite de qui il s’agissait. Lorsque les orateurs avaient été entendus, l’épistate des prytanes, qui présidait l’ekklésia, déclarait la discussion close et faisait voter par mains levées. Si la majorité se déclarait pour la proposition, les prytanes convoquaient dans les termes légaux une assemblée extraordinaire pour rendre le verdict d’ostracisme.

Cette assemblée ne se tenait pas sur le Pnyx, mais sur l’agora. Aux séances ordinaires, l’enceinte du Pnyx était assez vaste pour contenir les quelques milliers d’Athéniens de la ville qui avaient coutume d’y venir ; il n’en eût pas été de même pour un vote d’ostracisme où prenait part la majorité de la population de l’Attique. Ce jour-là, l’agora était entourée de barrières percées de dix portes, une par tribu. Les citoyens de chaque tribu entraient par la porte qui leur était affectée, se faisaient reconnaître des lexiarques (greffiers de l’état civil), inscrivaient un nom sur le tesson dont ils s’étaient pourvus et remettaient ce tesson aux magistrats. Le vote avait lieu en silence, sans discussions ni harangues préalables. L’opinion de chacun était réputée faite quand il arrivait sur l’agora. A la fin de la journée, on comptait les bulletins, et le citoyen dont le nom se trouvait inscrit sur le plus grand nombre devait s’exiler. Toutefois, pour que ce plébiscite eût force de loi, il fallait qu’il y eût un minimum de six mille suffrages exprimés contre la même personne. Ce minimum de six mille suffrages garantissait que la sentence ne serait pas l’effet d’une vengeance privée, mais d’une nécessité publique, réelle ou illusoire. La proposition soumise à l’assemblée n’indiquant pas explicitement le citoyen contre lequel l’ostracisme était requis, chacun pouvait inscrire un nom sur sa coquille selon ses inimitiés personnelles. Parmi les votans, combien qui, pareils au paysan d’Aristide, ne connaissaient rien de celui qu’ils exilaient ! combien qui eussent été bien empêchés de justifier leur vote ! Il y