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Si les malades ainsi soulagés pouvaient et savaient porter témoignage, ils confondraient les plaintes sentimentales des antivivisecteurs et sauraient déclarer que leurs propres souffrances sont d’un plus haut prix que les souffrances de quelques animaux.

C’est un sentiment humain qui inspire le physiologiste dans ses cruelles expériences. C’est l’amour, non-seulement de l’humanité présente, mais encore de l’humanité future, puisqu’il s’agit de découvrir quelques-unes des vérités qui serviront au soulagement de l’homme. La conséquence immédiate, le but pratique, lui échappent souvent, mais il ne s’en préoccupe pas ; car, depuis longtemps, dans son esprit, il s’est fait une confusion entre la science et l’amour de l’humanité. Il a acquis la conviction que la science et l’amour de ses semblables sont même chose, que toute conquête scientifique est un acheminement vers un progrès social. Je ne crois pas qu’un seul expérimentateur se dise, lorsqu’il donne du curare à un lapin, ou lorsqu’il coupe la moelle d’un chien, ou lorsqu’il empoisonne une grenouille : « Voilà une expérience qui va soulager, ou guérir, la maladie de quelques hommes. » Non, en vérité, il ne songe pas à cela ; il se dit : Je vais dissiper une obscurité, je vais chercher un fait nouveau, et cette curiosité scientifique, qui seule l’anime, ne s’explique que par la haute idée qu’il s’est faite de la science.

Voilà pourquoi nous passons nos journées dans des salles nauséabondes, entourés d’êtres gémissans, au milieu du sang et de la souffrance, penchés sur des viscères qui palpitent. Nous aimons la science pour elle-même, pour les grands résultats qu’elle donnera un jour, et’ nous nous livrons avec acharnement à la recherche désintéressée de la vérité cachée dans les choses, convaincus que cette vérité sera un jour le salut et l’espoir de nos frères.

Il n’y a pas de parité à établir entre les résultats obtenus et le prix qu’ils ont coûté. Quelques souffrances d’animaux, alors que tant d’autres animaux souffrent, ne sont rien à côté des conséquences d’une découverte scientifique. Est-ce que, quand un grand résultat est à obtenir, on tient compte de la douleur ou de la mort d’un petit nombre d’individus ? Je suppose par exemple que l’œuvre magnifique du percement de l’isthme de Panama coûte, par le fait de grands travaux qu’il faut entreprendre dans un pays peu sain, la vie à quelques centaines, et même à quelques milliers de coulies. Faudra-t-il pour cela renoncer à exécuter ce percement ? On abrégera ainsi la route de plusieurs milliers de navires. Certes alors la facilité donnée au commerce, la richesse et la prospérité plus grandes pour l’humanité tout entière compenseront la mort et la maladie de ces pauvres ouvriers obscurs. De même pour la guerre. Si un général croit nécessaire, dans une bataille, d’emporter une redoute, il n’hésitera pas à donner le signal de l’assaut, même s’il sait que la