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On pourrait, je pense, trouver encore bien d’autres caractères différentiels tout aussi peu démonstratifs. En accumulant ainsi toutes les preuves d’intelligence que l’homme seul peut fournir, qu’est-ce donc affirmer, sinon que l’intelligence de l’homme, même le plus grossier, est supérieure à l’intelligence de l’animal, même le plus intelligent ?

Voilà une affirmation incontestée, et qui est même si évidente qu’il n’est pas intéressant de l’établir. Mais elle importe peu dans la question qui nous occupe. Ce qu’il faudrait prouver pour creuser un abîme entre l’homme et l’animal, c’est que l’animal est totalement dépourvu de toute espèce d’intelligence, alors que l’homme est, partout et toujours, pourvu d’une intelligence supérieure.

Or cette double proposition est manifestement erronée. De même qu’il y a des animaux dont la vue est extrêmement perçante et d’autres qui sont presque aveugles, de même il y a des animaux très intelligens, comme l’homme, et des animaux peu intelligens, comme la carpe. Mais la plus ou moins grande somme de puissance intellectuelle ne permet pas mieux une classification zoologique que la plus ou moins grande acuité de la vision. Si l’on classait les animaux d’après l’intelligence, on arriverait à construire un édifice des plus disparates. Le singe, l’éléphant et le chien seraient placés ensemble, tous trois immédiatement après l’homme ; puis on aurait un deuxième groupe dans lequel il faudrait mettre : fourmi, perroquet, araignée et chat. Suivant ses tendances et ses goûts, chaque naturaliste ferait son petit classement particulier : au dernier rang de l’échelle réunirait-on le lapin, la carpe et le hanneton ? Qui ne comprendra l’absurdité d’un pareil système ? Classer les animaux d’après l’intelligence, c’est tout aussi peu rationnel que de les classer d’après la couleur du poil, la dimension des yeux, ou le nombre des vertèbres.

Et puis, quand on parle de l’intelligence de l’homme, de quel homme parle-t-on ? Est-ce d’un malheureux sauvage ou d’un homme de génie ? Est-ce de Newton ou d’un Patagonien ? Dans la série des êtres humains apparaissent tous les degrés de l’intelligence. Certes, entre l’intelligence de Newton, qui s’élève aux plus hautes abstractions de la science la plus abstraite, et celle d’un pauvre sauvage, qui ne peut même pas compter jusqu’à cinq, existe un abîme plus grand qu’entre l’intelligence de ce sauvage et celle d’un singe, ou d’un chien, ou d’un éléphant. Cependant, malgré la prodigieuse distance qui sépare Newton et le Patagonien, ils sont, l’un et l’autre hommes au même titre. Il faut les comprendre dans la même espèce animale, et on doit ranger dans l’humanité aussi bien les plus grossiers sauvages que les plus grands mathématiciens.

On a donné encore d’autres argumens. On a dit que l’homme seul peut distinguer le bien et le mal, et que l’idée de devoir, générale à tous les hommes, est inconnue à tous les animaux. Hélas ! la