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grâce aux extraits que j’ai disposés sous leurs yeux. La pensée est subtile, mais elle trouve à son service un don d’expressions heureuses qui l’éclairent dans les occasions où l’auteur ne s’obstine pas à parler allemand en français. La langue n’est pas toujours pure ; mais quand la source est troublée, cela ne dure pas, et c’est un charme en même temps qu’un étonnement de voir la limpidité du style se rétablir si promptement et sa transparence trahir un fond d’idées parfois bien obscures. C’est un singulier contraste. Le poète sauve le philosophe et le fait absoudre, en trouvant une foule d’images vives, animées, bondissantes de naturel, comme le dit Amiel à propos d’un de ses auteurs préférés. — Malgré tant de rares et aimables qualités, il ne faudrait pas s’attarder trop longtemps à une lecture de ce genre. Il s’en dégage je ne sais quelle volupté dangereuse et quelle tentation perfide de paresse idéalisée. Au terme d’une de ces curieuses analyses sur le bonheur de contempler sans agir, l’auteur s’écrie : « Et maintenant travaillons ! » Il le dit plus qu’il ne le fait ; mais le conseil est bon. Un livre pareil est une sorte de narcotique puissant qui endort les facultés actives et les engourdit en ayant l’air de les exalter. On ne pourrait impunément prolonger l’expérience. La rêverie a réussi à notre auteur ; il en a fait une œuvre qui restera ; au prix de combien de tristesses et de déboires, de désespoirs et d’humiliations dévorées, nous le savons maintenant. D’ailleurs la contagion de la rêverie se gagnerait plus facilement que celle du talent et du succès. La leçon de cette vie inquiète et la moralité de ce livre troublant s’imposent d’elles-mêmes : c’est de revenir le plus tôt possible aux procédés ordinaires de la composition littéraire, l’effort suivi, la liaison des pensées, le discours continu, l’œuvre organisée et, s’il se peut, achevée. Et si cela n’est pas à la portée de tous, ce qui du moins est loisible pour chacun, c’est de s’exercer à vouloir, c’est de se mêler activement à la vie, c’est d’en accepter les devoirs, d’en remplir les tâches humbles ou grandes. Je trouve dans, ce livre un mot charmant : La rêverie est le dimanche de la pensée. Soit, mais d’abord il est bon de faire virilement sa semaine, comme un bon ouvrier. À cette condition seulement, on pourra rêver quelquefois sur les traces de ce merveilleux songeur, se reposer du travail quotidien, détendre sa volonté un instant, mais sans trop perdre de vue les responsabilités que nous impose le premier de voir de la vie, l’action, et pour lesquelles il n’est pas de dispense, même au nom de l’idéal, qui devient une maladie dès qu’il cesse d’être une force.


E. CARO.