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rectifier. La vie pratique, au contraire, fait reculer d’effroi notre auteur. Là rien ne se répare complètement quand on s’est trompé. Il est trop vulnérable et par trop d’endroits, il se représente trop sensiblement tout ce qu’il aurait à souffrir, s’il était père, s’il était époux, pour se décider à l’être jamais. « Il a l’épiderme du cœur trop mince, l’imagination inquiète et les sensations à contrecoups prolongés. » Voilà pourquoi la réalité, le présent, la nécessité lui répugnent ou même l’effraient. L’irréparable surtout, il y revient sans cesse avec épouvante. « Je me défie de moi-même, du bonheur, parce que je me connais. Tout ce qui compromet l’avenir ou détruit ma liberté intérieure, m’assujettit aux choses ; tout ce qui attente à mon idée de l’être complet me blesse au cœur, me contracte, me navre même en esprit, même d’avance. J’abhorre les regrets, les repentirs inutiles. La fatalité des conséquences qu’entraîne chacun de nos actes, cette idée capitale du drame, ce sombre élément tragique de la vie, m’arrête plus sûrement que le bras du Commandeur. » Et le mot simple, pratique, décisif arrive : « J’ai trop d’imagination, de conscience et de pénétration, et pas assez de caractère. » L’idée de la responsabilité envenime tout pour lui, arrête tout. Voilà pourquoi il résista toujours aux séductions de la vie de famille, qui le sollicitait à la fois comme un attrait et comme un devoir. Mais il en a trop rêvé. Arrivé au moment d’agir, il s’arrête : « L’idéal m’empoisonne toute possession imparfaite. » Toutes les images d’une famille future l’enivrent. « Je les écarte, dit-il, parce que chaque espérance est un œuf d’où peut sortir un serpent ; parce que chaque joie manquée est un coup de couteau ; parce que chaque semence confiée à la destinée contient un épi de douleurs, que l’avenir peut en faire germer[1]. » Ces hésitations reviennent, douloureuses, acharnées à le torturer : c’est une oscillation perpétuelle entre l’attraction souveraine du rêve et la nécessité urgente de la vie. Quelquefois on le surprend tout fatigué par l’analyse et réclamant contre lui-même le droit de vivre enfin. « Ah ! sentons, s’écrie-t-il, vivons. Soyons naïfs. Laissons-nous aller à la vie… N’aurai-je donc jamais le cœur d’une femme pour m’y appuyer, un fils en qui revivre, un petit monde où je puisse laisser fleurir tout ce que je cache en moi ? » Mais il recule au seuil de l’acte décisif, crainte de briser son rêve : « J’ai tard mis sur cette carte que je n’ose la jouer. Rêvons encore[2]. »

Et il retombe dans le songe maladif, dont un instant il a manqué se réveiller. Cependant la vie s’écoule, les années s’accumulent.

  1. Journal intime, p. 18, 19 et passim.
  2. Page 42.