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Ce don d’analyse, appliqué à lui-même devait donner des trésors de psychologie intime ; mais c’était l’âme d’un philosophe qui se livrait plutôt qu’une philosophie.

Quand ce beau secret fut connu par la révélation du journal intime, fruit de toute une vie, ce fut un cri de joie, un cri de triomphe parmi ses amis, enfin justifiés dans la longue attente d’un chef-d’œuvre, bien que ce ne fût pas sous cette forme qu’ils l’eussent attendu. Ç’a été pour M. Scherer l’occasion d’écrire sur le cher méconnu une étude d’un intérêt élevé, pathétique, qui sert d’introduction au premier volume du journal, et dans laquelle, avec une émotion intense, d’autant plus vive qu’elle est rare dans la tenue rigide et l’austérité de sa manière, le critique regrette d’avoir appris trop tard le mot d’un problème qui lui semblait à peine sérieux, et qu’il sent aujourd’hui avoir été tragique.


II

Parcourons au hasard ce journal. On ne nous en livre aujourd’hui que la moitié (de 1848 à 1866) en nous promettant un second volume qui nous conduira jusqu’à la fin de la vie de l’écrivain. Mais rien ne nous oblige d’attendre ce complément de publication. Il y a unité parfaite et continuité dans cette vie intérieure. Je croirais volontiers que pas un des traits de la psychologie personnelle que nous recueillons aujourd’hui ne sera démenti plus tard. Il y aura lieu peut-être à étendre et à prolonger cette étude ; je doute qu’il y ait matière à des rectifications importantes ou bien à une contradiction sérieuse.

Je commencerai par une critique, ou du moins par un regret. Les amis d’Amiel nous disent que son journal remplissait seize mille pages, et qu’une main amie, très intelligente et très discrète, a extrait de ce volumineux dossier un livre qui pût intéresser le grand public[1]. Certes, nous devons accueillir avec reconnaissance le résultat de ce long et difficile travail. Je soupçonne d’ailleurs qu’il y avait beaucoup à éliminer, beaucoup à choisir dans cet amas de feuillets écrits au jour le jour. La plupart de ces publications posthumes qui abondent de nos jours, sous la forme de mémoires et de correspondances, pèchent par excès. Celles mêmes qui se sont privées de l’attrait vulgaire du scandale, auraient gagné à être révisées avec soin dans l’intérêt des auteurs. Ici peut-être a-t-on obéi à un scrupule contraire, au souci d’urne discrétion exagérée. Il n’est guère probable

  1. Marc-Monnier, Journal des Débats du 18 janvier 1883.