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enfin des poésies laborieusement ciselées, les Grains de mil, il Penseroso, la Part du rêve, les Etrangères, Jour à jour, tel est le bilan complet de sa production extérieure. Ses amis ne cherchaient pas à lui faire illusion sur la médiocrité de l’effet produit. Leur silence trahissait un certain embarras et devait quelquefois le froisser. Il y avait là, en effet, une singulière disproportion entre l’homme et l’œuvre : « Reculant par timidité devant les conceptions hautes et fortes, Amiel se réfugie dans un thème borné, morceau d’occasion, sentence ou quatrain, ou bien il prend son sujet tout fait, traduit des poèmes étrangers et il trompe sa conscience d’artiste en s’adonnant à des raffinemens de forme. Il met son effort à vaincre des difficultés de mètre et de rime, il se livre à des prodiges de patience et de virtuosité, il cisèle le métal comme un Florentin, fouille l’ivoire comme un Hindou ou un Chinois, et tout cela pour échapper aux exigences de l’art véritable, du grand art, qu’il connaît, qu’il sent, qu’il aune, mais qu’il n’ose aborder parce qu’il le voit infini et sacré[1]. »

Il se désespérait parfois de cette espèce de fatalité interne qui le condamnait à fuir les grands travaux, les œuvres viriles, pour se tourmenter dans ce qu’il appelait une catégorie peu étudiée de l’esthétique, celle du joli, pour s’attarder dans la recherche de l’ingénieux et le souci un peu puéril de la forme. Aussi pourquoi ses amis espéraient-ils plus de lui ? Quelle opinion s’étaient-ils donc formée de ses aptitudes ? « Par quel mystère, écrivait-il dans une lettre attristée, les autres attendent-ils beaucoup de moi tandis que je ne me sens au niveau d’aucune chose importante ? En y réfléchissant je crois en entrevoir la cause. Je serais une nature sociable, qui ne se possède dans sa valeur réelle que par la conversation et l’échange. La solitude, au contraire, me fait retomber à la fois dans la défiance et dans l’impuissance. Or, ma vie se passe à m’étouffer dans l’isolement, à m’ aguerrir à la solitude, à me contraindre à ce qui m’est le plus nuisible, la taciturnité et la vétille. Ainsi mes amis verraient ce que j’aurais pu être, et je vois ce que je suis. » La vérité complète n’est pas là. Il se trompait à moitié et ses amis de même. Ses amis se trompaient en le jugeant capable d’un grand ouvrage continu ; il se trompait, lui, en se croyant voué aux petites choses, à développer toujours l’In tenui laborem, impuissant en un mot. Ni l’un ni l’autre, ni impuissant, ni capable d’une grande œuvre, mais très capable de grandes idées et de belles pages, quand il était en bonne fortune avec sa pensée. Seulement, il faut bien le dire, l’élan ne durait pas ; le vol était élevé et court,

  1. Étude, p. XX.