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lesquels ils seraient tombés épuisés dès le début de leurs entreprises. Il faut que l’école et l’hôpital accompagnent toujours le comptoir, sans cela celui-ci sera bientôt vide, et personne ne pourra plus y séjourner. Or, où rencontrer, sinon parmi les congrégations, des hommes et des femmes capables d’aller au loin enseigner notre langue et soigner nos malades ? L’appât de la gloire, le sentiment d’une grande œuvre à accomplir, le charme de l’inconnu, peuvent décider des missionnaires laïques à quitter leur pays pour s’enfoncer au loin dans des contrées mystérieuses, et y braver tous les périls. Mais pour se fixer dans ces contrées quand elles ont été découvertes, sans en retirer aucune renommée, aucun profit matériel, pour y mener l’existence la plus dure et la plus obscure au milieu de populations sauvages auxquelles on s’efforce d’inculquer quelques connaissances et quelque moralité, pour y laisser à d’autres la richesse et n’y chercher que la charité, il est nécessaire d’être soutenu par cette espérance, ou, si l’on veut, par cette illusion surnaturelle qui appartient seulement aux âmes dominées par la foi.

A l’heure actuelle, malgré les progrès du scepticisme, le sentiment religieux est encore assez fort pour pousser des milliers de personnes vers les pays sauvages ou vers ceux que la civilisation n’a fait qu’effleurer. C’est une des grandes forces du pays. Il n’y a peut-être pas un coin perdu de l’Orient où l’on ne rencontre quelque établissement catholique et, par suite, français. Nos jésuites, nos lazaristes, nos frères de la doctrine chrétienne sont partout, et partout où ils sont, la France y est avec eux. Ces légions de conquérans pacifiques pénètrent jusqu’aux points les plus reculés ou les plus inabordables. Tandis que les Français laïques aiment peu à s’expatrier, les voyages les plus pénibles, les longs séjours dans les lieux les plus tristes n’arrêtent pas les Français voués à l’état religieux. Ils multiplient leurs entreprises avec un zèle et une verdeur dont leurs concitoyens sont presque totalement dépourvus.

On a parlé de laïciser notre propagande extérieure. A-t-on bien compris ce qu’on voulait dire ? Nous avons quelque peine à nous procurer en France les instituteurs et les professeurs qu’exige le développement actuel de nos écoles de tous les degrés. La dépense est déjà énorme ; mais où s’arrêtera-t-on dans la voie où l’on est entré ? M. Clemenceau nous a appris qu’il faudrait 5 milliards pour créer parmi nous l’éducation intégrale, et s’il a choisi ce chiffre, c’est sans doute parce qu’il rappelait celui que M. de Freycinet avait présenté à l’origine comme nécessaire à l’accomplissement de son programme des travaux publics. Il se trouve aujourd’hui que le chiffre de M. de Freycinet est insuffisant et qu’il faudrait presque le doubler pour terminer tous les travaux publics annoncés. N’en sera-t-il pas de même de l’éducation intégrale ?