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sans dire que cette accusation ne repose sur aucune donnée sérieuse. Il en est de même du plus grand nombre des griefs imputés aux missions. Fondées au point de vue européen, ces accusations sont absolument injustes et fausses au point de vue chinois. Rédigées par la main d’un étranger, elles ont été subtilement calculées pour faire impression sur des lecteurs français. Il ne serait, par exemple, jamais venu à l’esprit d’un Céleste de faire un crime aux évêques d’intervenir auprès des mandarins dans toutes les affaires où se trouvent mêlés des chrétiens indigènes. La solidarité qui unit en Chine tous les membres d’une corporation ou d’une communauté est à la fois dans la loi et dans les mœurs : on ne peut y échapper. C’est un contrepoids indispensable à la vénalité des juges ; elle contribue puissamment à maintenir la sécurité publique, à assurer l’équité des transactions. Dans une pareille civilisation, le prêtre manquerait à son devoir s’il se refusait à faire pour ses ouailles ce que le maître d’école fait pour ses élèves, ce que le patron fait pour ses ouvriers. Et que sont d’ailleurs les agissemens excessifs de nos missionnaires auprès du crime de l’opium, que les Anglais éclairés condamnent aujourd’hui et dont leur commerce continue pourtant à profiter ? Que sont ces fautes, réelles parfois, je l’avoue, en comparaison de certains actes du commerce européen[1] ? » On voit que, pour Francis Garnier comme pour moi, les missions commerciales ne sont pas plus impeccables que les missions religieuses. Elles ont également leurs excès de zèle, excès de zèle d’autant plus cruels qu’ils ruinent et dégradent souvent ceux qui en sont l’objet. Et pourtant, personne ne songe à renoncer au commerce parce qu’il produit des abus parfois odieux. Pourquoi donc renoncerait-on à la religion ? Parce que son œuvre civilisatrice, comme toutes les œuvres humaines, a ses défauts, ses lacunes, ses misères ? « En résumé, conclut Francis Garnier, les missions catholiques font un bien considérable que proclament leurs adversaires eux-mêmes. C’est surtout dans l’intérieur du pays, loin des souvenirs irritans laissés par les dernières guerres, que l’on peut apprécier l’heureuse action qu’elles exercent. Tous les voyageurs qui ont pénétré en Chine leur rendent hautement ce témoignage, Quant à moi, je me suis toujours retrouvé avec le plaisir le plus vif au sein de ces chrétientés qui font à l’étranger un accueil si bienveillant et au milieu desquelles on respire une atmosphère dégagée des pratiques puériles de la vie chinoise. C’est comme une aurore de civilisation européenne qui commence à éclairer le vieux monde oriental et prélude à son rapprochement avec le nouveau monde de l’Occident. Le bon accord qui règne presque partout entre les

  1. De Paris au Thibet, par Francis Garnier, pages 393, 394 et 395.