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de ceux qui n’écoutent que leur instinct est de se dire : Puisqu’au moindre prétexte, pour un incident sans importance réelle, les hommes chargés des destinées du pays perdent si aisément tout sang-froid, toute mesure, que serait-ce donc s’ils avaient à faire face à quelque grande crise extérieure ou intérieure, à de sérieux et redoutables dangers ? Quelle confiance peuvent-ils inspirer dans la durée et l’autorité de la république, lorsque de cette république ils font eux-mêmes un régime d’instabilité et d’incohérence, lorsqu’à la plus légère alerte ils ne voient de salut que dans des lois d’exception ?

Assurément, dans ces quelques jours qui viennent de passer, on a fait du chemin sans le savoir. On a accumulé assez de fautes, assez de folies, il faut bien dire le mot, pour compromettre parlement et gouvernement dans des entreprises sans issue comme sans raison, pour créer une situation désormais aussi dangereuse que compliquée. Et tout cela, à quel propos ? quelle a été la cause ou, si l’on veut, l’occasion de cette espèce d’explosion de violence et d’imprévoyance qui s’est produite dans le monde officiel ? L’occasion ou la cause, c’est tout simplement un manifeste que le prince Napoléon s’est cru obligé, il y a quelques jours, de faire afficher sur les murs de Paris. Le prince Napoléon, répétant ce que les journaux publient soir et matin, a jugé à propos de dire dans son affiche que « la France languit, » qu’elle n’a plus ni influence extérieure, ni garanties de sécurité intérieure, que le gouvernement est affaibli et impuissant, que les chambres sont sans direction et sans volonté, que nos finances sont en péril, etc. L’auteur de l’affiche du 16 janvier a dit tout cela et bien d’autres choses, en invoquant les droits du peuple, la souveraineté nationale, et il a pris soin de rappeler qu’il est l’héritier du seul nom qui ait réuni sept millions de suffrages, dans huit plébiscites, de 1800 à 1870 ; il a négligé naturellement d’ajouter qu’entre tous ces plébiscites, il y a eu trois invasions dont le souvenir reste attaché au nom de l’empire. Le prince Napoléon a fait à sa manière œuvre de polémiste, même, si l’on veut, de prétendant, qui se contenterait au besoin de la présidence de la république à défaut de la couronne impériale. Soit ! que restait-il à faire en présence de ce manifeste qui, après tout, ne disait rien de nouveau ?

Il y avait à choisir entre deux systèmes de conduite. Le premier, le plus prudent, le plus politique était évidemment de ne pas prendre feu aussitôt comme on l’a fait ou de ne pas montrer une sorte d’ahurissement. Le prince Napoléon n’est populaire ni dans le pays ni dans son propre parti ; il n’est pas même accepté par beaucoup d’impérialistes comme le vrai représentant des traditions napoléoniennes. Il n’aurait pas tardé à être livré aux polémiques impitoyables des bonapartistes, qui l’ont déjà renié, et qui n’auraient pas laissé passer l’occasion d’exercer sur lui leurs représailles. Une fois de plus, les divisions du parti auraient éclaté, et bientôt, de ce manifeste accueilli partout avec